Votre Faust

© VICTOR TONELLI
Le directeur et Henri

Cela ressemble à l’archétype du mythe : il y a un compositeur en Faust, un directeur de théâtre en Méphisto, et même une paire de Marguerite ! Mais quitte aujourd’hui à être Faust, autant repousser aux limites de l’imaginable le chant des possibles…


Henri Pousseur, musique – Michel Butor, livret – Laurent Cuniot, direction – Aliénor Dauchez, mise en scène. Avec Pierre-Benoist Varoclier (Henri), Vincent Schmitt (directeur de théâtre / Méphisto), Laëtitia Spigarelli (Greta, Maggy), Éléonore Briganti (chanteuse), les musiciens de TM+…


 

Voilà bien le spectacle le plus festif à quoi il soit donné d’assister. Le plus loufoque. Le plus brindezingue. On n’imaginait pas user de pareils adjectifs pour une œuvre cosignée par Henri Pousseur, compositeur belge sériel presque pur, compagnon de route de Berio, Boulez, Stockhausen, et Michel Butor, ogre poète du nouveau roman. Assister n’est d’ailleurs pas non plus le verbe exact puisque nous, public, sommes – et c’est bien rare – invités à jouer notre rôle dans cette histoire qui cascade sur le plateau d’accidents en ruptures, comme s’il s’agissait de rendre physiquement sensible la fuite éperdue d’un damné poursuivi par le diable. Ça tombe bien, c’est un Faust. « Il faut que ce soit un Faust ! », voix caverneuse du directeur de théâtre au jeune Henri, conférencier compositeur, godelureau insaisissable à qui échoit la mission de composer un opéra. Il faut que ce soit un Faust… Tenez, pendant qu’on y est, opéra non plus ne convient pas. « fantaisie variable genre opéra » annonçaient les créateurs avant d’essayer de matérialiser la chose sur scène à Milan en 1969, et d’en revenir un poil secoués par ce qu’ils qualifièrent de « création naufrage ». Ce n’est pas tant le caractère variable qui ferait défaut, au contraire et au-delà de ce que le spectateur peut imaginer, mais c’est le côté opéra qui pèche.

Il y a bien le quatuor classique de chanteurs, dont les solos, duos et tuttis commentent, remuent, poussent et tirent l’action ; ou pour être plus exact la colorent, de même que les lumières de l’éclairagiste le font des visages, indiquant ainsi qu’une carte la géographie du voyage et modifiant comme par miracle la langue de leurs interventions. Mais nous serions plutôt dans le cadre de scène du théâtre musical, forme un peu oubliée depuis les avant-gardes des années soixante et soixante-dix de l’autre siècle, quand on ne badinait pas plus avec la modernité qu’avec l’amour ou la révolution. Un théâtre avec acteurs qui parlent, incarnent, jouent avec le feu à s’en brûler le paradis, pistons d’une action dont la musique serait le carburant. Rôle difficile parce que sans cesse bousculé, Faust glisse du gamin feu follet au clown triste jusqu’au désespoir. Plus animal roué que prince des ténèbres, Méphisto compose – ou plutôt, singe – un formidable directeur de théâtre à qui il est diablement impossible de résister. La jeunesse, qui est femme éternelle, est aussi belle en Maggy l’innocente séduisante qu’en Greta la séductrice vénéneuse. Quant à la cantatrice, elle a tant le parfum du soufre sur la peau qu’on s’étonne de la voir sourire à l’entracte.

© VICTOR TONELLI
Henri, la cantatrice et Greta

De l’opéra, Votre Faust retient l’usage abondant de la musique : énergie inépuisable, mais aussi peinture de mœurs et GPS d’aventure, une musique sérielle comme on n’oserait plus en oser, mais trouée de citations de partout, de Monteverdi à Messiaen, chacune clin d’œil à un moment, un sentiment, un hommage, une allusion. Une musique sérieuse saisie par l’esprit du jeu, une musique savante aux habits de foire, une musique de cabaret maléfique et de conservatoire des curiosités dans le formol. Fringués comme des vagabonds au cirque ou des supporters de foot, les instrumentistes jouent à la perfection de tous les instants – car seule la perfection est de mise dans ce mécanisme d’horloge avec coucou façon chauve-souris dans le beffroi –, ils parlent aussi, crient, tapent et claquent à peu près tout, comme pour prêter main forte au percussionniste là-haut qui en a déjà plein la musette des coups de théâtre. Le violon est inextinguible et beau comme seul le diable sait en proposer. Le piano lyrique – oui, sériel et lyrique – décortique avec Henri l’art de Webern, nous entraînant dans la salle des machines de la musique. Pour la bonne mesure du siècle, un peu de bande magnétique aussi, comme on disait à l’époque et c’était d’avant-garde.

Enfin, comme c’est un Faust, il y a l’élan vertigineux de la course vers l’abîme. Ou pas. Puisque justement nous avons, nous public, notre mot à dire sur laquelle des deux Marguerite sera du voyage, sur le déroulement des actes à venir, et le pouvoir qu’on nous concède pour une fois d’intervenir sur l’inéluctable et de le renverser. Métaphore mine de rien de la démocratie révolutionnaire telle qu’on pouvait la concevoir dans ces années-là : un vote pour choisir, des manifestations ultérieures pour maintenir, ou corriger.

© VICTOR TONELLI
Entracte…

Puisqu’il ne faut pas trop en dire ici pour ménager le suspens et les effets, effleurons seulement l’entracte, quand la salle est encouragée à peser le pour et le contre du cours des choses. Sur le plateau, on peut descendre boire du cidre tirée à une fontaine de jouvence, manger au bol la soupe de poulet de messe noire pour rire jaune, elle est servie par Méphisto himself, avec une cuillère à pas si long manche que ça, alors méfions-nous. On peut profiter de câlins gratuits avec Henri, circuler entre les baraques de foire et les musiciens – voire parier sur l’avenir, si nous prenaient l’attrait du jeu des destinées et l’appât du gain des âmes vendues.

On le disait, une salle entière baguenaudant ainsi sur scène, cela vous a quelque chose de festif, de loufoque, de brindezingue. Il faut d’ailleurs être festive beaucoup et brindezingue un peu pour imaginer mettre en scène une foire pareille. Et pas si loufoque que ça pour tenir près de trois heures sur une partition ramifiée au bout des possibles, oser assumer le tohu-bohu de la foule en glissant discrètement ses propres choix. Tout en insufflant une musicalité intense à ce qui tient lieu d’ordre dans le bordel permanent, et nous offrir cependant des moments suspendus d’une beauté stupéfiante – la beauté du diable probablement.

Inimaginable, par les temps fibreux qui nous dessèchent, d’être à ce point populaire avec une musique réputée à ce point difficile. Et inconcevable tout autant de nous rendre aussi joyeux avec une histoire aussi épouvantable. Certains pourront trouver la machinerie un peu brinquebalante, et pénibles quelques furies de la foule. Certes. Mais comme il est excitant – et combien moderne, n’en déplaise aux confits – de nous laisser percevoir qu’on peut soudain prendre le pouvoir contre l’irrémédiable. Avec Votre Faust, le pire n’est jamais sûr et l’ennui n’est pas une option.


Saison 2016–2017. Création française au Nouveau Théâtre de Montreuil, novembre 2016.