Dans les rangs de l’orchestre

Insula orchestra

Créé en 2012 par sa directrice musicale Laurence Equilbey avec le soutien du Conseil départemental, Insula orchestra inaugurait sa résidence à la Seine musicale en avril 2017. Avec Mozart, Beethoven, Schubert, des artistes invités – et ses musiciens qui nous invitent à partager avec eux un morceau de leur vie musicale.

Il y a cinq ans, l’orchestre quittait le territoire du rêve pour entrer dans la réalité, avec le recrutement de Stéphanie Paulet, violon solo, puis des chefs des différents pupitres et enfin de chacun des instrumentistes. Ils ne sont pas salariés permanents, relèvent du statut des intermittents et exercent dans plusieurs ensembles. « Leur qualité première est l’adaptabilité, souligne Marie Chantal Juglar, directrice de production. Ils doivent être homogènes dans Insula avec Laurence Equilbey, et demain se fondre avec d’autres sous la direction de Philippe Herreweghe ! Être intermittent, c’est comme être artisan : demeurer dans l’excellence du travail, sinon on ne vous rappelle pas, et toujours rechercher des marchés. Le rôle de la productrice est que tout cela fonctionne, ici ou en tournée, qu’ils entrent confiants sur le plateau, qu’ils soient dans la musique et non dans le souci. »

Sur instruments d’époque

Quitter les sièges de la salle, s’asseoir parmi eux, les écouter parler de leur métier, en apprendre un peu sur ce qu’on n’imaginait pas et réviser les préjugés sur ce qu’on croyait : c’est comme regarder en face chacun de ceux qu’on voit généralement de loin et en groupe. Ils s’appellent François, Dahlia, Charles, Bénédicte, Jeroen, Giorgia et les autres… Ils viennent de France, de Belgique, d’Italie, d’Espagne, d’un peu partout en Europe, il y a même un Canadien de la Belle Province et un Corse de Bastia… Ils partagent le même sens de la musique bien faite et la passion pour les instruments que l’on dit anciens.

D’ailleurs, qu’est-ce donc que ces instruments dont ils jouent ? « Ce sont les outils existants à l’époque où les œuvres ont été composées, ils correspondent à l’imaginaire et au type de sonorités que le compositeur avait l’habitude d’entendre. » Le répertoire d’Insula orchestra est celui de la musique classique et romantique, entre 1750 et 1850. Les cors naturels ne comportent pas de palettes ni de pistons, obligeant l’instrumentiste à des prouesses des lèvres et des mains pour fixer la hauteur des notes. Les clarinettes comptent moins de clés, « ses timbres sont plus doux et plus riches, en contrepartie, elles nous obligent à beaucoup de “bricolage”… » Pour les violons et violoncelles, il s’agit principalement d’une question d’archet et de cordes. Celles-ci étaient alors en boyau nu, de mouton ou de bœuf : « Cela donne un grain de son très différent, les résonances ne sont pas les mêmes. » Quant aux archets, ils se sont allongés depuis l’époque baroque, la courbure du bois s’est inversée et la surface des crins élargie. « À l’origine, l’archet servait à faire danser, il s’est modifié ensuite pour chanter de plus longues phrases musicales. Le chef Nikolaus Harnoncourt disait : avant l’époque classique, ça parle, ensuite, ça peint… »

Insula orchestra
Stéphanie Paulet, premier violon
Mais qui fait quoi ?

Au concert, nous ne voyons de l’orchestre que le chef, de dos, dans une espèce de danse qui nous demeure pour l’essentiel inintelligible, et la marée des musiciens, concentrés, les gestes précis, les yeux en permanence à l’affût. Que se passe-t-il entre eux ? Et qu’entendent-ils ? Pas la même chose que nous puisqu’ils sont immergés dans la sonorité de leurs voisins : « L’idéal est d’entendre son propre son dans le son du groupe, et de le contrôler en permanence. Plus nous travaillons ensemble, et plus c’est aisé. » La fusion devient complicité, des amitiés se créent, traversent les pupitres. « La structure des cordes de l’orchestre ressemble à celle d’un quatuor : schématiquement, les premiers violons chantent, les basses sont la fondation, les altos et les seconds violons sont… la farce ! » La boutade provoque les rires – il y en aura eu beaucoup durant cette rencontre – aussitôt remodelée par la version, plus respectueuse, du compositeur George Enesco : « Le premier violon est l’étiquette, le violoncelle la bouteille, second et alto le vin… » À chacun des groupes d’instruments correspond un chef de pupitre dont le rôle est de « tenir la baraque » et de dialoguer avec ses confrères pour assurer la cohésion de l’ensemble. « Nous sommes les référents du chef, le violon solo étant le référent suprême. En concert, la communication peut devenir très visuelle, un regard, une mimique. Il faut avoir un œil sur le chef, un œil sur le violon solo, et puis un troisième sur la partition… »

S’il fallait insister sur une qualité, ce serait la concentration nécessaire à un métier en représentation permanente, entre eux, devant le chef, avant même de l’être devant le public. « C’est quelque chose qu’on ne trouve dans presque aucun autre travail : un grand groupe de personnes concentrées au même moment, sur la même chose, effectuant les mêmes gestes. C’est un peu comme une chorégraphie dans un open space ».

Laurence Equilbey Insula orchestra
Laurence Equilbey pendant les répétitions
Eux, le chef et nous

Au quotidien, un peu comme le sportif exerce son corps, le musicien travaille son instrument. À la première répétition, il est au point techniquement, avant d’aborder la question de l’interprétation. « Notre devoir est d’être malléables, de savoir nous adapter aux demandes du chef, à tous les stades, jusqu’à la dernière représentation. Nous sommes de la pâte qui n’est jamais complètement cuite… En concert, un geste, un élan ont le pouvoir de tout faire basculer, de nous faire partir ailleurs, comme un soliste. Laurence Equilbey joue de son orchestre comme de son instrument, nous sommes ses outils spécialisés. » Le rôle du chef ne serait donc pas une légende entretenue par la corporation pour maintenir ses privilèges… « La prise de risque dans un concert est essentielle. Rien n’est figé, l’orchestre n’est pas une bande enregistrée. Beaucoup de choses sont réglées en répétition, et puis il y a le reste, qui passe parfois par une sorte d’aura. C’est d’ailleurs l’un des rôles du violon solo, de caler les choses tandis que le chef travaille la pâte sonore. » En résidence à La Seine musicale, Insula orchestra accueillera d’ailleurs des chefs d’orchestre invités, et il sera passionnant d’entendre comment ceux-ci, l’espace d’un concert, le feront sonner. Parce la gestuelle du corps de qui dirige fait le son d’un orchestre, de la même manière que le geste d’un instrumentiste crée un univers sonore. « J’ai connu, sourit un violon, un chef imposant, il empoignait l’espace avec ses grosses pattes, et le son devenait rond, charnu… Dans la vie, on réagit en fonction de l’expression de la personne en face de nous. Dans un orchestre, c’est la même chose. »

Mais il n’y a pas que l’énergie du chef qui transforme l’orchestre – notre rôle de public n’est pas indifférent : « Nous sentons la salle, parfois aussitôt montés sur scène, si elle est attentive, ou dissipée… Le pire, c’est une salle indifférente : cela nous inhibe ! » Essayons de nous en souvenir lors de nos prochains concerts à l’auditorium de La Seine musicale : la musique est un échange.


Paru dans HDS.mag n° 52, mars-avril 2017.