Ulysse au féminin

Ulysse au féminin est une histoire d’eau. Musicale, poétique, symbolique – sans provoquer la formule à l’excès. Et par eau, on entend moins les miroirs que les marées, les rochers et les tempêtes, la fureur des éléments dans le cadre retenu d’un concert à la française.

Raphaële Kennedy, Stéphanie Paulet

Programme : Cantates d’Élisabeth Jacquet de la Guerre, Nicolas Bernier, Thomas-Louis Bourgeois et Jean-Baptiste Morin ; pièces instrumentales de Louis-Antoine Dornel, Jean-Philippe Rameau, Antoine Forqueray et François Couperin ; textes extraits de l’Odyssée.

Marianne Muller, Stéphanie Paulet, Marine Sablonnière

Réuni autour de la soprano Raphaële Kennedy, l’ensemble Da Pacem, ce soir-là à Marseille1, naviguait avec Stéphanie Paulet au violon, Marine Sablonnière à la flûte à bec, Marianne Muller à la viole et Yannick Varlet au clavecin.

Alternant cantates et pièces instrumentales du XVIIIe siècle, le programme y associe des évocations parlées, constituant, par-dessus la succession des pièces de concert, un vaste opéra de chambre inédit avec récitatifs qui conterait les travaux et les jours d’un Ulysse au féminin – c’est-à-dire précisément des femmes qui font et défont Ulysse au long de son Odyssée, rendant au héros sa part féminine et justifiant le genre grammatical de son aventure. Elles sont nombreuses, Calypso, Nausicaa, Circé, Euryclée, Pénélope… – amoureuses, tempétueuses, dangereuses, fidèles ou nourricières, elles en disent autant sinon plus que la sueur et le cuir sur l’étoffe du héros.

Musique du grand siècle, baroque se conformant au goût du Roi selon la règle d’un style neuf qui s’inventait au large de l’Italie, ces cantates sont à la française comme le sont les jardins : la mesure humaine contraignant l’exubérante nature aux lignes bien tracées du bon goût. Là où le concert à l’italienne aurait lâché dans l’arène des folies furieuses, des rages désespérées et des gouffres dépressifs, Ulysse au féminin et à la française fouille les mêmes émotions avec moins d’outils : là une dissonance, ici une rocaille instrumentale – c’est un art de la grandeur par la tenue, on dirait aujourd’hui less is more. Le genre est très codé – ce qui ne signifie pas hors d’atteinte, le hip-hop est aussi un genre très codé. Mais de nos jours où la conduite des émotions par les arts est une affaire de grand spectacle, et la réalité divertissante – ou plutôt la pauvre idée que certains s’en font à notre endroit – matérialise la rive à atteindre sans effort, il n’est certes pas aisé d’entendre directement ce qu’autrefois avait à dire en matière d’amour, de désir, de violence. Alors, si l’on veut être absolument moderne, Ulysse au féminin, entendu dans son ensemble avec ses intermèdes récités, c’est à la fois une série érotique et un film catastrophe. L’amour est brûlant, aux envols de la voix de faire passer le message, du chatoiement des aigus aux ombres du registre médian. Les déesses sont des amantes vengeresses et la moindre dissonance dans cet univers harmonique savamment policé en est l’expression tremblante, sorte de blue note avant l’heure… Éros est infidèle, l’auteur des troubles de l’âme ne cesse de quitter celles qu’il brûle de faire brûler, l’amour est une défaite entre deux exils, le sommeil un oubli mélancolique – on entend tout cela dans le duo enchanteur de la voix et de la flûte sur fond de clavecin luthé.

Yannick Varlet, Raphaële Kennedy

On voudrait, pour cerner au plus juste la voix de Raphaële Kennedy dans ce programme, oser le mot liquidité – s’il n’avait pris cette affreuse valeur marchande. Un soprano satiné, ductile, parfois moiré comme les linges qu’on apporte au héros de retour dans sa patrie, une voix perse comme les yeux d’Athéna, laquelle finira par user de ses charmes pour réconforter Pénélope et Ulysse enfin réunis à la fin du voyage d’une vie – qui est aussi celui d’une civilisation, l’antique, la classique et la nôtre aussi, un peu, par échos successifs.

Marine Sablonnière

On voudrait savoir dire ce qu’on a entendu de ces histoires d’eau, de marées et de tempêtes. L’étale dans l’unisson parfait du violon et de la flûte, l’une se glissant dans le sillage de l’autre, inventant un joyau sonore rare dont les attaques et la tenue ne sont ni celles de l’archet, ni celle du souffle – mais quelque chose d’autre qui a peut-être à voir avec l’esprit de la voix. Le ressac ample ou turbulent de la basse continue, complicité virtuose de la viole et du clavecin, dessinant sans cesse, d’un geste à chaque fois éphémère, de nouveaux chemins où poser le chant. Le grain des matières sonores, les crépitements, le vertige parfois d’une altération, comme pendue au-dessus d’une fracture dans l’harmonie, sont autant de rochers où Calypso se lamente et les navires se brisent.

Marianne Muller

L’ouïe n’est pas un sens autonome, la musique n’est pas une affaire d’île déserte mais d’archipels – ce qui va plutôt bien à Ulysse. Qu’on puisse le vérifier, à travers les filtres d’une époque lointaine et au long d’un mythe fondateur, démontre assez combien la musique est une nourrice universelle. Que cela soit au bord de la Méditerranée – notre mer commune – n’est sans doute pas indifférent.


Photos : Isabelle Françaix


  1. Festival Mars en Baroque, mardi 15 mars, Archives et bibliothèque départementales Gaston-Defferre, Marseille