Une académie musicale et sociale

La première promotion de l’académie musicale créée par Philippe Jaroussky en 2017 signe la réussite d’un pari original sur l’enseignement de la musique et la mixité sociale.

À La Seine Musicale, le fleuve et la musique sont partout. La grande rue intérieure qui traverse le vaisseau semble ondoyer, à l’image des bras de Seine du côté de Boulogne et du côté de Meudon. Au bout de la pointe aval, des enfants portent des étuis d’instruments, des parents – des mères surtout – les accompagnent. Un jeune enseignant musicien vient faire le point sur la séance de travail, il y a beaucoup de sourires, beaucoup d’attention et une certaine fierté. À la maison, les parents sont aux premières loges de ce projet hors normes qui entend porter la musique classique au sein de familles modestes qui ne seraient autrement jamais entrées dans une salle de concert et découvrent que la chose est belle et que leur enfant y prend sa part. Et pas que des miettes  : sur les vingt-trois apprentis entrés en 2017 dans la première promotion baptisée Mozart, vingt et un sont restés suivre le cursus de trois ans dont seize souhaitent désormais intégrer les conservatoires. Trois enfants sont déjà entrés soit en classe à horaires aménagés musique (CHAM), soit à la Maîtrise de Radio France ; d’autres s’y préparent pour la rentrée prochaine. Autrement dit, une réussite exceptionnelle pour une académie qui l’est tout autant.

Musiciens et public de demain

À l’automne 2017, Philippe Jaroussky présentait l’académie qu’il souhaitait mettre en place comme un moyen de lutter, à sa propre échelle, contre ce qu’on appelle pudiquement l’éloignement culturel, principalement dans les salles de concert  : « En musique classique, la mixité sociale du public dans la salle passe par la mixité sociale dans les orchestres sur la scène ! Je viens de la classe moyenne de banlieue, et si je n’avais pas eu un professeur de collège qui avait conseillé à mes parents de m’inscrire dans un conservatoire, parce qu’il avait repéré en moi quelque chose, je n’aurais peut-être jamais fait de musique de ma vie ! J’éprouve désormais le besoin de redonner ce qui m’a été donné quand j’étais jeune. Mon parcours personnel est pour beaucoup dans la création de cette académie. » À la fin de la troisième année, le président fondateur est le premier surpris par les résultats  : « Quand nous avons commencé à travailler sur ce projet, il y a presque cinq ans maintenant, nous pensions peut-être perdre un bon tiers des élèves durant le parcours, parce que quand on n’a jamais fait de musique, on peut ne pas adhérer. J’avoue que je ressens une grande fierté de pouvoir apporter ma petite pierre à l’édifice de l’égalité des chances. Nous allons suivre les enfants de la promotion Mozart, l’idée étant de travailler en collaboration avec les conservatoires autour de La Seine Musicale, surtout pas de s’y substituer mais de faciliter le passage. Nous recevons un accueil extrêmement favorable. Quant aux élèves qui ne souhaitent pas poursuivre, ils ont vécu pendant trois ans l’étude d’un instrument. L’idée est peut-être aussi, pourquoi pas, de former le public de demain. »

❝ Mon parcours personnel est pour beaucoup dans la création de cette académie. ❞

L’académie musicale Philippe-Jaroussky en est à sa quatrième promotion. Après les Mozart, sont venus les Vivaldi, puis les Ravel et l’équipe vient d’accueillir – 250 ans obligent – les Beethoven de la saison 2020–2021. Toujours selon le principe d’une double entrée de part et d’autre de la vie musicale. Les Jeunes Apprentis, enfants de 7 à 12 ans, suivent en binôme, deux fois par semaine et pendant trois ans, un enseignement gratuit avec prêt des instruments et des partitions. Les Jeunes Talents, musiciens de 18 à 30 ans en voie de professionnalisation, participent le temps d’une saison à trois semaines de master class sous la conduite de solistes français  : Geneviève Laurenceau pour les violonistes, Christian-Pierre La Marca pour les violoncellistes, David Kadouch pour les pianistes – et Philippe Jaroussky lui-même pour les chanteuses et les chanteurs. Les cloisons ne sont pas étanches entre Apprentis et Talents – il n’est d’ailleurs pas souvent question de cloison dans cette académie caractérisée depuis le début par la fluidité entre les domaines et la bienveillance pédagogique. Ainsi les Talents parrainent-ils les Apprentis, leur proximité réciproque facilitant, pour les uns, une démystification du musicien professionnel et apportant, aux autres, une fraîcheur qu’ils avouent ressentir comme bienvenue. Julie-Anne Moutongo-Black, mezzo-soprano, est passée par la Maîtrise des Hauts-de-Seine puis fut de la première promotion des Jeunes Talents. Elle parraine une apprentie violoniste de la même promotion Mozart  : « La perspective de chanter et jouer ensemble nous réjouit à chaque fois. Faire de la musique, c’est s’ouvrir aux autres, travailler la musique, c’est comme faire de la cuisine, il faut le voir comme une gourmandise. Les enfants ont un rapport naturel à la musique, les enjeux ne sont pas pour eux les mêmes, le plaisir prime et c’est bon de toujours se le rappeler. » Deux des Jeunes Talents, conquis par l’expérience et passionnés de pédagogie, sont d’ailleurs passés de cour à jardin en intégrant l’équipe enseignante  : la pianiste Hélène Fouquart, de la promotion Mozart, et le violoncelliste Thibaut Reznicek, de la promotion Vivaldi.

Ancien Jeune Talent, Thibaut Reznicek et l’une de ses élèves.
Une affaire de famille

Au sein de l’équipe coordonnée par Sébastien Leroux, délégué général, assisté d’Anthony Bastien et de Laura Miscopein, les compétences pédagogiques s’étoffent de savoir-faire tournés vers le mécénat privé, indispensable dans une structure assurant la gratuité aux familles, avec le soutien parallèle des partenaires institutionnels, dont le Département et les Villes riveraines de Boulogne et de Meudon. « Nous bénéficions également de partenariats avec les salles de spectacle, souligne Sébastien Leroux, pour permettre aux enfants et à leurs familles d’assister à des concerts classiques. La Seine Musicale évidemment, mais aussi les concerts Jeanine Roze du dimanche matin au Théâtre des Champs Élysées, des sorties collectives à La Philharmonie et à l’Opéra de Versailles, notamment quand Philippe y chante. Nous accompagnons les familles dans un domaine qui peut les impressionner, en préparant des fiches d’avant-concert et des rencontres après. Les enfants prennent vite l’habitude, mais c’est important que leurs familles se sentent à l’aise dans des lieux où elles ne seraient pas allées autrement. Une mère de la promotion Ravel, un peu réticente à l’idée d’aller écouter du classique, a fini par prendre un abonnement, une famille nous a raconté qu’ils assistent désormais à un festival de musique classique lorsqu’ils se rendent en Tunisie. Les familles font partie du projet, elles sont essentielles à sa réussite. »

Le « bureau » de l’académie  : Anthony Bastien, Laura Miscopein et Sébastien Leroux, délégué général.

Philippe Jaroussky  : « Beaucoup de gens pensent qu’ils ne peuvent pas comprendre la musique classique, qu’il faut des codes. Je compare ça souvent au bon vin  : je ne suis pas œnologue mais quand j’en goûte un, je sens qu’il est très bon, il y a quelque chose de très direct. Un grand compositeur, même de musique très savante, c’est génial et c’est très direct. Quand j’ai commencé à chanter en professionnel, mes parents n’avaient jamais mis les pieds dans un opéra ! Ce projet permet aussi à des familles de découvrir un monde qu’ils pensaient très lointain et pas du tout à leur portée. » L’accompagnement culturel passe aussi par l’écoute de la musique chez soi. L’académie étoffe petit à petit sa médiathèque de CD, DVD et livres musicaux en prêt libre à destination des familles. Même si – c’est une question de génération – l’accès généraliste à la musique passe d’abord par internet, « souvent parce que les enfants pensent qu’ils n’ont pas de lecteurs CD à la maison, s’amuse Anthony Bastien, en oubliant qu’une console de jeu fait très bien l’affaire… » Le réflexe est vite pris d’aller sur YouTube écouter une interprétation du morceau qu’ils travaillent, ou dénicher celui qu’ils aimeraient jouer bientôt. Avec une prédilection, du moins avant que ne se construisent chez les uns et les autres les goûts et les préférences, pour les œuvres du compositeur dont leur promotion porte le nom.

Grandir en musique

Il n’y a pas de recette magique pour expliquer le succès, mais des convictions. Philippe Jaroussky  : « Je sais ce qu’est l’étude de la musique, l’apprentissage d’un instrument, les bases du solfège… La première idée pédagogique, que j’ai maintenue, c’est le rythme de deux cours par semaine. C’est pour moi la chose la plus importante. Les enfants, même quand ils aiment la musique, préfèrent les jeux vidéo, internet ou faire du sport… On était tous pareils, commencer l’étude d’un instrument avec une demi-heure par semaine ne garantit rien. Mais quand on suit deux cours par semaine, on travaille forcément son instrument au moins la veille. Donc, très rapidement, vous avez des enfants qui vont travailler quatre ou cinq jours sur sept, et c’est formidable ! Une autre clé aura été de faire confiance aux professeurs. Ils sont aujourd’hui une quinzaine, une équipe super motivée à laquelle je tiens à rendre hommage. Ce sont de jeunes musiciens doués, qui font des concerts, qui enregistrent, certains composent. Ce qui leur a plu ici, c’est la confiance et la possibilité d’essayer leurs propres intuitions pour l’apprentissage des notions de base à des enfants. Je ne leur ai donné qu’une seule indication  : que les enfants puissent jouer très vite des extraits de grands compositeurs. Parce que je suis convaincu que jouer une phrase de Schubert ou de Mozart comme les grands les motive. J’ai toujours voulu jouer des choses plus difficiles et cela m’a fait progresser. »

Laurianne Corneille et deux « apprentis Mozart ».

Jennifer Hardy-Brégnac, violoncelliste dans l’orchestre Les Siècles, membre du sextuor Les Pléiades et du quatuor Toumanian Mek, est professeur à l’académie depuis son ouverture  : « Je ne sais pas si je m’étais donné une image du “comment cela allait se passer”, mais on sentait dès le début que cela se passerait bien ! Deux heures de cours par semaine, c’est un parcours très privilégié. Nous avons conscience que l’académie est un lieu un peu alternatif, donc on se renseigne beaucoup auprès des conservatoires pour intégrer les enfants aux mieux ensuite. Les méthodes peuvent parfois être un peu différentes mais pour arriver à la même chose  : que les enfants prennent plaisir à jouer, qu’ils aient les compétences nécessaires en formation musicale pour être à l’aise dans la musique et dans leur nouveau cadre. Nous sommes tous finalement des enfants de conservatoire ! » Laurianne Corneille, pianiste, a pu elle aussi suivre, sur trois saisons, les évolutions de ses apprentis – et peut-être d’elle-même. « J’avais de vraies raisons de venir enseigner ici, liées à ma passion pour la transmission. Ce projet correspondait à mes attentes, un complément de mon travail au conservatoire, l’envie de faire plus. L’accompagnement humain est un facteur décisif pour beaucoup de personnalités. L’équipe fonctionne ensemble, nous parlons beaucoup de chaque élève. Dès que l’on sent qu’il y a des petites tensions, qui peuvent être indépendantes de la musique et rejaillissent sur l’enfant, nous pouvons réagir très rapidement. C’est un merveilleux projet. » Pianiste également, Lise Borel, est aussi compositrice, enseignante à la Maîtrise de Radio France et à l’académie  : « Quand on a cours avec deux enfants, élaborer un plan sur une heure ne marche pas ! Il faut sans cesse piocher dans ce que l’on sait humainement, réagir à l’imprévu. Comme ils sont deux, la relation professeur-élève change  : c’est un trio, il ne faut jamais qu’un des membres soit laissé de côté. L’enfant se sent en confiance, le cours est flexible, on nourrit et on est nourri. Cela rend la chose grisante pour nous qui sommes tellement attachés à ces enfants aux situations plus ou moins complexes. »

❝ La base du succès de l’académie, c’est qu’elle répond à un besoin : j’en étais convaincu mais cela va bien au-delà de mes espérances, et cela me permet d’être plus en accord avec moi-même. ❞

Dans une leçon musicale, ce ne sont pas uniquement des notions de musique qui sont transmises, mais de savoir-vivre, de savoir-faire, d’écoute, d’affection et de respect. Laura Miscopein est plus particulièrement chargée au sein du bureau du suivi pédagogique  : « Nous faisons régulièrement des bilans sur le comportement des enfants  : leur concentration est meilleure à l’école, ils se sentent valorisés, ils ont en général moins de problèmes scolaires. » Philippe Jaroussky  : « Je crois que la musique classique a un peu le vent en poupe en ce qui concerne les valeurs qu’elle dégage, la pédagogie, le développement personnel de l’enfant. On se rend compte que la musique développe des vertus qui sont proches de celles du sport  : l’esprit d’équipe, le respect de l’autre. »

Les enfants arrivent, repartent, les mères passent dire un petit bonjour à chacun. L’une d’elles évoque un changement de violon… Tiens donc, tout n’irait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes  ? Marie Friez, violoniste entre autres à l’Ensemble 2e2m, s’en amuse, rappelant qu’en trois ans, les enfants grandissent et leurs instruments avec ! Une jeune fille de 13 ans, lumière dans les yeux et sourire ravi, essaie un violon « entier », c’est-à-dire à la taille normale ; ce sera bientôt son troisième, après le « trois quarts » qu’elle joue en ce moment et le « demi » de ses débuts à 10 ans. Philippe Jaroussky  : « Je me rappelle mon premier violon, je le nettoyais toutes les semaines, je le cajolais presque. Quand vous confiez la responsabilité d’un instrument à un enfant, il en prend soin. Je peux vous garantir qu’en trois ans on n’a pas eu un seul violon ni un seul archet de cassés ! »

Beethoven demain !

L’académie musicale Philippe-Jaroussky n’a pas échappé à la crise sanitaire et les professeurs, comme leurs élèves, se sont retrouvés confinés au printemps, vidant les espaces de La Seine Musicale. La dernière ligne droite s’est courue en télé-enseignement à travers des écrans Skype. Depuis, le monde a remis le nez à la fenêtre, même si beaucoup d’inquiétudes demeurent, notamment dans le domaine des arts et du spectacle. L’académie a peaufiné le paquetage des Jeunes Apprentis partis voler vers leurs nouveaux horizons. Les dernières master class des Jeunes Talents de la promotion Ravel ont eu lieu à huis clos, on a invité les petits Mozart à la soirée de lancement de la promotion Beethoven, quatrième de la série en cours. L’aventure continue. Philippe Jaroussky  : « J’ai une très belle carrière, j’ai la chance de travailler beaucoup, je vis un peu un rêve éveillé depuis vingt ans. Nous, artistes, sommes souvent dans des parcours où l’on parle beaucoup de soi, de nos états d’âme, alors j’avoue que je suis très fier d’avoir pu concrétiser ce beau projet avec les enfants. C’est très important qu’un lieu comme La Seine Musicale, qui a vocation à accueillir toutes les formes de musique, puisse aussi avoir une identité liée à un projet social. La base du succès de cette académie, c’est qu’elle répond à un besoin  : j’en étais convaincu mais cela va bien au-delà de mes espérances, et cela me permet d’être plus en accord avec moi-même. »


Paru dans la revue Vallée de la Culture n° 21, automne 2020
Photos © Julia Brechler