À l’époque déjà du « vaisseau amiral de Renault », l’île Seguin affichait des postures maritimes, désir peut-être de naviguer loin sur les eaux de la modernité industrielle. The times they are a‑changin, chante Bob Dylan qui fut l’un des premiers invités, sur cette île Seguin neuve, de La Seine Musicale signée des architectes Shigeru Ban et Jean de Gastines. Les temps changent, mais rien ne change totalement : proue de navire, bâtiment phare, les métaphores demeurent. Et à l’architecture répond l’acoustique du chant des sirènes.
Le marcheur flâne en bord de Seine, le regard immanquablement attiré par cette île Seguin du XXIe siècle qui invente un avenir culturel et symbolique à ce qui fut la modernité d’un autre temps. Et s’il est poète – les musiciens le sont toujours peu ou prou – il aurait lieu de louer notre époque pour avoir réussi à sauver Saint-John Perse de ses regrets : « Mais qu’a‑t-on fait des hauts navires à musique qu’il y avait à quai ? » Au cœur de notre Vallée de la Culture, le haut navire à musique de la Seine Musicale est désormais ancré. Son programme est ambitieux. À fond de cale, la grande salle modulable, royaume des musiques actuelles et amplifiées. En vigie au-dessus du fleuve, le spectaculaire auditorium, domaine des musiques acoustiques. Et dans les coursives, la multitude d’espaces dédiés à une vie musicale qui dépasse nos frontières.
Un œuf musical
Derrière le nid et la voile, il y a l’art de deux architectes associés : le Japonais Shigeru Ban et le Français Jean de Gastines. Et leur résolution virtuose, élégante et pragmatique des contraintes d’une île, d’un programme à la fois culturel et environnemental, et du monument urbain souhaité par le Département : une porte d’entrée ouest vers la capitale, un phare dans la Vallée de la Culture des Hauts-de-Seine. « Il fallait créer une forme qui fasse la synthèse d’une volonté environnementale et d’un geste emblématique, précise Jean de Gastines. Pour renforcer l’effet de proue, nous avons soulevé et posé le “nid” sur un bassin ; tout autour, la “voile” est recouverte de panneaux photovoltaïques qui produisent de l’électricité pour le bâtiment. Elle suit la course du soleil, ce qui crée un jeu de courbes, d’ombres et de lumières qui en modifient continuellement le profil. »
Cependant, malgré les quelque quarante mètres de hauteur, il n’est pas certain que le terme « spectaculaire » soit revendiqué par les deux architectes, accordés sur une même longueur d’onde : jamais de forme inutile. Prenons l’exemple de ce nid ovoïde posé sur l’île : il est la traduction du volume intérieur de l’auditorium, en quelque sorte et par métonymie, un œuf musical. Si la coquille est cette résille délicate de bois et de verre, et le jaune la salle, entièrement hermétique aux influences sonores extérieures, le blanc tout autour serait cet espace traversé par les coursives. Zone d’étanchéité sonore, elle est également un lieu de circulation où les spectateurs, à l’entracte, peuvent profiter le verre à la main d’une vision à 360° sur les environs : les collines boisées de Meudon, le pont de Sèvres, les berges de Boulogne.
L’élégance et la sensualité
Dans l’auditorium proprement dit, la première impression – celle qui d’ordinaire ne trompe pas – associe la chaleur et la sensualité. Encore une longueur d’onde commune aux deux associés, qui remonte à leur première rencontre : « On s’est connu avec Shigeru autour d’un repas et d’une bonne bouteille de vin… C’est ce qui a scellé notre association il y a dix-sept ans ! Alors oui, en ce qui me concerne, je fais toujours appel à la sensualité. L’humain, pour nous, a une place centrale dans l’architecture. » Cette bouteille de vin initiale n’est peut-être pas pour rien, symboliquement du moins, dans le plan de la salle dit « en vignoble ». Balcons et parterres y sont disposés en petites terrasses, l’esprit imaginatif pourrait se croire au sein de ces paysages incomparables que l’on rencontre sur les coteaux du Sancerrois ou en terroir de Côte-Rôtie. Une disposition où le spectateur auditeur est partout proche des musiciens, et dans laquelle ceux-ci peuvent se sentir comme enlacés par le public. Au plafond, les cellules suspendues rappellent celles de la résille extérieure et agissent, à la façon des moucharabiehs orientaux, comme un filtre de la lumière, accentuant l’effet de profondeur et de mouvement. À la chaleur de l’espace répond celle des matériaux. Les tissus, le bois – et le carton ! Car c’est autour de ce matériau singulier que se dessine une partie de la personnalité de l’auditorium, due à Shigeru Ban, précurseur de l’utilisation du tube en carton à des fins architecturales. Un matériau peu coûteux qu’on peut fabriquer partout, prévu à l’origine pour des abris d’urgence lors des catastrophes naturelles. En plus élaboré – il résiste aux intempéries, il est capable de supporter des charges – le tube en carton selon Shigeru Ban est partout dans l’auditorium, des cercles suspendus au plafond jusqu’au clin d’œil tubulaire des dossiers des sièges…
Et qu’on n’aille surtout pas leur parler de matériau pauvre ni de geste formel : « Aucun matériau n’est pauvre ! Et notre démarche consiste toujours à imaginer un projet sans se préoccuper d’un style : le style vient après. Shigeru Ban est un homme qui a l’élégance de la simplicité, c’est très important à notre époque ».
Une musique prise dans la matière
Cette forme vivante, qu’on entendrait presque palpiter, se retrouve dans les plus belles réalisations récentes, comme la Philharmonie de Paris ou l’Elbphilharmonie de Hambourg. Puisant pour la plupart leur origine dans la mythique salle de la Philharmonie de Berlin, elles rompent avec la formule naguère encore très usitée de la « boîte à chaussure », avec ses murs parallèles répercutant le son dans un effet de billard à bandes infinies jusqu’à la cacophonie. Derrière ces nouvelles salles, dont les jauges sont parfois le double de notre auditorium, plutôt intime avec ses 1 150 places, on retrouve le savoir-faire des acousticiens de Nagata Acoustics, ici associés à Lamoureux Acoustics pour ce qui concerne les problématiques de l’isolement acoustique du bâtiment et du contrôle du bruit. La haute exigence de silence dans l’auditorium étant une condition première et impérative à la qualité d’une salle musicale – selon, si l’on veut, le principe des châteaux forts anciens : on ne pend pas de tapisseries au mur tant qu’on n’a pas assuré l’inexpugnabilité, sonore en l’espèce, des murailles. L’acoustique est un art qui est aussi une science, un domaine assez mystérieux dont les grands principes relèvent de la physique et dont l’ultime vérité, comme le diable, est dans les détails… (Voir page suivante notre entretien avec Marc Quiquerez de Nagata Acoustics).
« L’architecture est une musique pétrifiée. » L’affirmation de Goethe, qui d’ailleurs citait Novalis, a le don de hérisser à la fois les architectes et les musiciens ! Elle n’est qu’un raccourci plutôt mal traduit qui ne facilite pas la paix entre les arts : le poète évoquant plutôt l’architecture comme « une musique muette », une musique prise dans la matière. C’est sur cette image que Jean de Gastines se réconcilie avec les regrets de ne pas avoir l’oreille musicale qu’il aurait souhaité, lui qui avoue « travailler, penser, vivre en musique ». Et de traduire à sa manière les relations subtiles qui commencent à s’établir entre les murs de la Seine Musicale et l’air qui palpite entre eux. « L’architecture est une musique dans tous les sens du terme. Elle joue comme elle sur les rapports entre la lumière et l’ombre, les équilibres des masses, les contrastes entre les pleins et les vides. En architecture comme en musique, on use de la composition pour synthétiser les différentes contraintes d’un bâtiment. Ce qui semble a priori statique est en réalité en perpétuel mouvement. »