Un Beethoven pour aujourd’hui

© OLIVIER BORDE
Laurence Equilbey, directrice musicale d’Insula orchestra.

Entretien avec Laurence Equilbey qui célèbre avec Insula orchestra et La Fura dels Baus les 250 ans de la naissance de Beethoven en lanceur d’alertes sur les bouleversements de la nature.

— Comment l’idée de ce projet autour de la Sixième Symphonie et du climat est-elle née ? Au moment du Beethoven Pastoral Project des Nations Unies ?

Non, curieusement, avant. J’en avais parlé à Carlus Padrissa, l’un des directeurs artistiques de la compagnie La Fura dels Baus, pendant notre collaboration sur La Création de Haydn. J’avais en tête beaucoup de musiques de tempête, d’orage, de submergement – on ne disait pas encore tsunami à l’époque – qui conduiraient vers la Pastorale de Beethoven entendue comme un hymne à la nature, un hymne à la paix, quelque chose de très positif. Le nom de code était déjà Pastoral for the Planet… Et il se trouve que les Nations Unies ont lancé leur Pastoral Project à l’occasion de la Cop 23, qui se tenait à Bonn, la ville natale de Beethoven. Nous nous inscrivons bien entendu dans cette démarche, et c’est un hasard qui prouve que les artistes ont peut-être des antennes un peu plus longues que la moyenne…

— Quelle forme le spectacle va-t-il prendre ?

Il sera en deux parties, mises en scène et en images par La Fura dels Baus, qui travaille avec Mihael Milunović, un plasticien serbe. La première partie est celle du chaos, sur des musiques de guerre et de désastres à peu près contemporaines de Beethoven. La Symphonie pastorale constitue la seconde partie, dédiée à la reconstruction. Il y aura de l’intelligence artificielle qui modifiera les couleurs du décor selon les émotions filmées de spectateurs volontaires. Elle participera aussi à la fin alternative décidée par le public à travers une appli  : en fonction du choix entre optimistes et pessimistes, la mise en scène et la musique changeront. Les fins alternatives ont déjà existé, du temps des spectacles de Robert Hossein par exemple, mais c’est sans doute la première fois que l’IA et l’interface numérique seront mises en jeu dans un concert.

❝ Je veux concilier le souci historique, les pratiques d’une époque avec son imagination, et notre esthétique deux siècles plus tard. ❞

— Ce que vous aimez particulièrement…

Oui, j’aime bien que l’on soit très dynamique avec le numérique. C’est un média qu’on ne peut pas ignorer, y compris artistiquement. Je fais du concert pur et j’adore ça. Et j’essaie, deux fois par saison, de mener un projet de synergie artistique qui ait un rapport avec les métiers de la scène voire du cinéma. Cette forme de symbiose a toujours été l’une des quêtes des artistes, l’opéra est né comme cela. Nous avons envie de cette utopie où les arts résonneraient les uns avec les autres. Avec les moyens actuels, les images de synthèse, les caméras 360°, on peut renforcer les sensations de plénitude, de compréhension, de profondeur. Soit sur des œuvres que l’on connaît très bien, soit sur celles que l’on découvre. Le visuel aujourd’hui a une importance considérable, le nier, c’est se couper d’une partie de la population qui pourrait être approchée de manière sensible. Je le fais d’abord pour des raisons artistiques, qui sont de tous les temps, et pour des raisons d’ouverture, auxquelles je suis farouchement attachée.

© LA FURA DELS BAUS
Maquette scénique de Pastoral for the Planet.

— Peut-on imaginer faire ressentir à un public d’aujourd’hui des émotions comparables à celles des auditeurs de l’époque ?

Je ne sais pas si l’on retrouve mieux les sentiments de l’époque avec des projets de ce genre, mais je sais en tout cas qu’à l’époque le public cherchait des sensations profondes. Nous avons dans l’équipe d’Insula un musicologue, Yann Breton, qui travaille sur les salles de concert et les effectifs des orchestres du temps de Beethoven. Eh bien, le niveau sonore était bien plus important que ce que l’on croit ! C’est l’expérience très intéressante que l’on a menée à double orchestre avec Insula et l’Akademie für Alte Musik de Berlin  : constituer un orchestre philharmonique sur instruments d’époque, pour ressentir dans une salle d’aujourd’hui l’impression sonore d’autrefois. Le mouvement « historiquement informé », ce qu’on appelle le mouvement baroque, a surtout retenu le caractère authentique, la rigueur, les pratiques d’exécution, ce qui est très important, mais il a négligé certaines autres questions, comme celle des effectifs. Le XIXe siècle programmait des concerts monstres, avec des orchestres parfois de 200 à 300 musiciens ! Le concert mythique que Beethoven a donné à Vienne en décembre 1808, au cours duquel la Pastorale, la Cinquième Symphonie, le Quatrième concerto pour piano et la Fantaisie chorale ont été créés, durait des heures… Le public avait le goût des sensations fortes !

— La Pastorale est une symphonie inspirée par la nature  : quelle est-elle, cette nature, pour Beethoven ?

D’un point de vue philosophique, l’époque vivait une transition entre un monde centré sur la question du sacré, spécialement chez les compositeurs, et un monde qui croit de plus en plus à une forme de progrès. Donc apparaissent de nouvelles formes de mysticisme religieux  : la religion de l’art, la religion de la nature, qui fascinent un poète comme Novalis. Quand on suit les sentiers de promenade de Beethoven à Mödling, à côté de Vienne où il résidait, on comprend comment il a écrit la Pastorale. Mais la nature est également perçue comme un ensemble de systèmes dans une mécanique qu’on a envie de démonter pour découvrir comment elle marche. Il faut se rappeler combien les romantiques étaient passionnés par les automates, le progrès mécanique et industriel.

❝ J’aime faire entendre la juvénilité de Beethoven ❞

— Alors, quel est votre Beethoven ?

Un être hybride, à plusieurs têtes. Les couleurs de certaines mélodies viennent du monde de Haydn mais on entend chez Beethoven un langage en train de changer. C’est pour cela que je dis souvent que plus on se rapproche de ce que le compositeur voulait dire, plus la résonnance avec notre époque est forte. Cette dichotomie entre vivre dans le monde ancien et chercher le monde nouveau apparaît dans l’harmonie par exemple, ou quand on sent que l’instrument se transforme. C’est ce qui est intéressant  : l’instrument sera obligé de s’adapter à cette nouveauté d’écriture. J’aime beaucoup cette période  : politiquement et musicalement, les choses sont en train d’évoluer, et c’est ce monde changeant que j’adore faire entendre dans Beethoven. Parce qu’avant le Beethoven sévère, enfermé dans sa surdité, il y a eu un jeune homme ardent, un jeune homme amoureux.

— Le public suivait-il cette évolution de la musique ?

Beethoven a eu des échecs et beaucoup de succès. Certaines personnes se sont enthousiasmées pour ce langage un peu fou, mais nourri d’une culture très classique. Beethoven connaissait absolument toutes les règles, les utilisait, et les transcendait, comme Mozart a pu le faire, comme Weber a pu le faire dans le Freischütz, ou plus tard Schumann. Ils ouvrent de nouveaux chemins et c’est ainsi que l’histoire se construit. Il n’y a pas pour moi, à l’époque, de compositeurs qui ont complètement bouleversé la musique, chacun la transforme un peu, certains beaucoup. Mais il y a des utopistes, et Beethoven en fait partie  : il construit un monde avec une écoute intérieure et un imaginaire incroyables. Aurait-il composé la même œuvre s’il avait entendu ? Je ne sais pas…


Paru dans la revue Vallée de la Culture n° 20, hiver 2019–2020.