Counter Phrases

© THIERRY DE MEY

Nouvelle création de Counter Phrases, spectacle de correspondances entre musiques d’aujourd’hui et chorégraphies filmées1. Sous la direction de son directeur musical Laurent Cuniot, TM+ s’associe à l’Orchestre symphonique de Mulhouse et au trio de Ballaké Sissoko pour une aventure hors norme.

Les chorégraphies d’Anne Teresa De Keersmaeker sont une matière en mouvement, elles auscultent les échanges entre le geste des corps et celui des musiques. Counter Phrases, démarche commune entreprise en 2003 avec le compositeur et cinéaste Thierry De Mey, repose sur une petite révolution : inverser les rapports entre musique et danse, offrir aux compositeurs des chorégraphies silencieuses pour les inviter – à rebours de siècles de tradition occidentale – à « musiquer » la danse.

Très au delà de l’expérience d’un ciné-concert, l’autre idée géniale de ce travail conjoint est de n’avoir pas proposé aux compositeurs des films muets : on y entend le souffle des corps, le bruissement des arbres et la musique du vent. Dans la salle, cette première strate sonore pénètre les espaces orchestraux – chants d’oiseaux, herbe foulée – et fait aussitôt naître l’enchantement.

On croit d’abord entendre la répartition des rôles comme une évidence qui serait presque un cliché : à l’Afrique, le rythme, la pulsation, la ligne ; à l’Occident, les textures et le drapé du mouvement ; aux films et aux compositions des domaines réservés. Mais très vite le cliché se déchire, la couleur se répand sur une montée de kora, le violoncelle entre en transe comme un guitar hero, sur les écrans splittés, les images jouent avec la musique un chassé-croisé que les danseurs incarnent jusqu’à l’euphorie.

Musicien, Thierry De Mey est avant tout peut-être cinéaste : un regard qui sait exactement comment faire sonner le mouvement. Et ce qui se passe sur les écrans expose l’essence de la danse au delà de ce que l’on croyait possible. Faire ressentir – à quinze ans de distance et sans les illusions de la 3D – le volume d’une chorégraphie, la puissance d’un corps qui danse, le souffle animal, la tension du muscle, l’extase de l’effort. Savoir choisir les espaces naturels et les perspectives bâties, les heures du jour et leurs couleurs. Regarder les danseurs s’y inscrire comme les fragments d’une partition plus vaste, qui n’est pas seulement chorégraphique et ne sera pas seulement musicale. En troupe, en vague, en solo, transperçant les cadrages, multipliant les angles, télescopant plans large et serré au gré d’un montage qui relève autant de la mise en scène que de la composition picturale. Il émane de ces « films de danse » une douceur de vivre, une liberté oubliée, un mouvement permanent d’air et de chair, de fleur et de peau, de nature et de corps mêlés qui fait parfois penser à la Supplique de Victor Segalen : « la forme qui te hante, le geste où tu te poses, oiseau dansant ». Née des images, cette sensualité d’un âge d’or avec lequel il apparaît si facile de renouer baigne tout le plateau, luit sur l’incroyable profusion instrumentale qui y est disposée, jusque sur les tenues traditionnelles des trois musiciens africains. On voudrait avoir l’œil à facettes pour mieux saisir la beauté de l’ensemble. Est-ce la faute aux temps que nous vivons ou la grâce féerique de ce spectacle, mais le son de la kora de Ballaké Sissoko semble revêtu du même velours, comme la mélancolie sonore d’un paradis perdu.

© THIERRY DE MEY

Counter Phrases est une œuvre de correspondances. Celles entre l’Afrique et l’Occident sont immédiates lorsque le trio de musiciens maliens répond aux scansions répétitives d’un Steve Reich. D’autres sont plus sinueuses et d’autant plus subtiles, nouant à distance une danse des arbres et de la pluie avec les furies virtuoses de Luca Francesconi ou les éblouissements feutrés de Jonathan Harvey. Et le spectacle devient vertigineux quand deux univers musicaux se succèdent sur une même séquence dansée : soudain, l’oreille regarde autrement et l’œil n’entend pas la même chose…

Envoûtés par la fluidité de l’ensemble, tout nous paraît facile : ce qui est le propre de la réussite. Faire oublier le travail nécessaire pour fusionner des musiciens d’orchestre autour du tempo fixé de l’image, sans les contraindre ni les entraver. Embarquer dans l’aventure une tradition musicale vieille comme le monde mais qui, soudain traversée par l’air du temps d’aujourd’hui, se découvrirait étonnamment neuve. Inscrire tout ce beau monde dans la même énergie, celle d’une danse prise dans l’ambre d’un regard de cinéaste et qui conserverait pourtant toute sa liberté. Il y a quelque chose de la lampe merveilleuse dans ce Counter Phrases : réveillé sans doute par la proximité des émotions, le spectacle prend vie nouvelle à chaque passage devant la lumière. Et c’est nous, public réuni qui venons tous d’ailleurs et chacun avec ses bagages, dont il exauce les vœux. Pour les avoir rencontrés, on peut dire l’émerveillement des rétifs au quart de ton happés par la beauté des images, l’enthousiasme de la génération world découvrant à travers Ballaké Sissoko les ivresses de la contemporaine, le frisson des aficionados du ballet plongeant sans retenue dans les profondeurs spectrales de Fausto Romitelli. C’est un peu l’histoire de celui qui croyait au classique et celui qui n’y croyait pas, de celui qui entendait la danse et celui qui regardait la musique, enfin réunis dans une même salle de concert autour d’émotions compatibles.

© OSM
Répétition avec Fasséry Diabaté (balafon), Ballaké Sissoko (kora) et Oumar Niang (guitare).

 


  1. Counter Phrases, création 2016 à la Maison de la musique de Nanterre, les 5 et 6 février. Puis à la Philharmonie de Paris le 17 mai et à La Filature de Mulhouse le 24 juin