Le haut navire à musique

L’auditorium est un instrument de musique

© SHIGERU BAN ARCHITECTS EUROPE
Maquette en coupe de l’auditorium. 

L’auditorium de la Seine Musicale est de bonne famille  : Elbphilharmonie de Hambourg, Philharmonie de Paris, grand auditorium de la Maison de la radio, derrière chacune de ces salles prestigieuses, pour ne citer que les plus proches et les plus récentes, il y a l’expertise de Nagata Acoustics. Associé pour l’auditorium à Lamoureux Acoustics, chargé de l’étanchéité vis-à-vis des bruits extérieurs, le savoir-faire du cabinet japonais s’est appliqué aux qualités sonores de l’intérieur de la salle. Conversation avec Marc Quiquerez, de Nagata Acoustics, à propos d’un domaine subtil où le scientifique est aussi un mélomane, où l’homme n’a pas encore laissé les clés du sensible à la machine.

Comment les rôles se partagent-ils entre les architectes et les acousticiens ?

L’auditorium de la Seine Musicale est conçu pour les programmes musicaux en acoustique naturelle  : aucun dispositif de sonorisation ou d’amplification du son n’est utilisé. En conséquence, c’est la salle elle-même, et non des dispositifs électroniques supplémentaires, qui aide à la bonne diffusion du son vers les musiciens et les auditeurs. En ce sens, elle peut être comparée à un instrument de musique, un prolongement de l’orchestre. Pour ce faire, les deux aspects les plus déterminants sont sa morphologie – ses proportions, dimensions et formes – et les matériaux constitutifs de ses parois et de son enveloppe intérieure. Ainsi, une collaboration étroite avec l’architecte, mais aussi les autres spécialistes de l’équipe de conception, et notamment le scénographe, est primordiale, dès le stade le plus préliminaire. Les premiers échanges concernent les grandes dimensions les plus critiques, je pense notamment à la hauteur du plafond ou à la taille de la scène par exemple, mais également une discussion sur l’expérience et l’ambiance que les concepteurs souhaitent offrir, la disposition du public et la relation à la scène. À mesure que ces échanges progressent, la morphologie de la salle ainsi que la définition des matériaux se développent, pour aboutir à une réponse architecturale unique qui marie les différentes contraintes.

Existe-t-il un cahier des charges acoustique pour une salle comme l’auditorium  ? Lui demande-t-on une « couleur acoustique » particulière ?

L’acoustique d’une salle de concert en acoustique naturelle se doit d’allier une grande clarté du son, permettant à l’auditeur de percevoir toutes les nuances de la composition et du jeu, et une réverbérance riche mais contrôlée. Plutôt que de couleur, nous parlons plus volontiers d’intimité et de chaleur, mais aussi de fidélité aux sonorités que produit l’orchestre. L’intimité est sûrement un des mots-clés. Le public pourra la ressentir avant même les premières notes, elle est visuelle et physique. Elle passe par une distance réduite de l’auditeur à la scène ainsi que par la possibilité offerte par une salle enveloppante de créer un sentiment de partage. Mais cette intimité est aussi acoustique, en favorisant la sensation d’être proche du son et des musiciens, et enveloppé par la musique. La forme de la salle joue ici un rôle essentiel, en dirigeant les réflexions sonores précoces vers les auditeurs et les musiciens. Ces réflexions sont dites précoces car elles parviennent à l’auditeur avec un retard très court – quelques dizaines de millisecondes – par rapport au son direct provenant des instruments. Ce délai infime est interprété par le cerveau comme une addition au son direct, et permet d’amplifier et d’élargir l’image sonore.

Et qu’en est-il pour les musiciens ?

Il est tout aussi indispensable que les musiciens sur scène puissent s’entendre eux-mêmes et entre eux du mieux possible, pour favoriser leur communication et la cohésion de l’ensemble orchestral. Là encore, les parois doivent diriger une partie des réflexions sonores vers les musiciens dans les délais adaptés. On retrouve ces qualités acoustiques dans l’auditorium de la Seine Musicale, qualités qui, ajoutées à celles de l’architecture du lieu, contribuent à créer une expérience de concert, je le répète, véritablement intime, chaleureuse et unique.

Pouvez-vous nous caractériser quelques principes d’une acoustique réussie ?

Les parois qui constituent l’enveloppe intérieure de la salle, les murs, balcons, plafond, sont conçues pour réfléchir efficacement le son. Cela nécessite notamment une masse importante et une grande rigidité pour réfléchir l’énergie sonore sur un large spectre, en particulier dans les basses fréquences. C’est cette masse qui est l’aspect le plus important pour l’acoustique. Le choix exact des matériaux répond ensuite à une approche architecturale et esthétique. Les habillages muraux de la salle sont ainsi constitués d’un complexe de lames de bois et de plaques de gypse. Le plafond est réalisé à l’aide d’un assemblage de moules en staff remplis par le dessus de plâtre.

À ces exigences s’ajoute l’importance de diffuser les hautes fréquences pour éviter une coloration des réflexions et favoriser une plus grande chaleur du son. Cette diffusion est réalisée par des irrégularités sur les surfaces réfléchissantes. Dans l’auditorium, ces reliefs sont créés sur les murs par l’alternance de bandes de bois ondulées aux motifs variés, et au plafond par les hexagones et les sections de tubes de carton suspendus.

Le plancher de la scène, quant à lui, est pensé non seulement comme une surface réfléchissante mais également comme un prolongement des instruments tels que les violoncelles et contrebasses. En utilisant un bois tendre et relativement léger, ainsi qu’une structure souple au-dessus d’un vide d’air, ce plancher peut ainsi rayonner comme le corps d’un instrument.

Donc finalement, contrairement au cliché des tapis épais, assez peu de surfaces absorbantes ?

Une telle salle est majoritairement dépourvue de traitements absorbants  : en effet, il convient d’utiliser de manière optimale l’énergie sonore produite par les musiciens sur scène. Ainsi, c’est la présence des fauteuils et du public qui apporte la plus grande contribution à l’absorption sonore. La conception des fauteuils revêt à ce titre une grande importance acoustique  : il s’agit là de trouver un subtil équilibre entre une absorption réduite mais néanmoins suffisante pour que l’acoustique de la salle ne soit pas drastiquement changée entre une salle vide et une salle pleine. Des traitements absorbants localisés sont distribués sur certaines surfaces – murs, nez de balcons – pour empêcher les échos et contrôler la réverbération. Des rideaux acoustiques mobiles, dissimulés dans les murs ou sur les passerelles mobiles du plafond, peuvent être déployés pour apporter une absorption supplémentaire pour les programmes le nécessitant.

© NAGATA ACOUSTICS
Maquette en configuration de mesures acoustiques.

Quels outils utilisez-vous pour mener à bien votre mission ?

Nagata Acoustics s’appuie principalement sur deux outils complémentaires. Dans un premier temps, grâce à notre logiciel propriétaire de simulations informatiques, nous étudions la morphologie de la salle en trois dimensions, en analysant les trajets des réflexions sonores pour en optimiser les distributions  : comment se répartissent-elles dans la salle et dans quels délais parviennent-elles à l’auditeur  ? En nous permettant de tester rapidement différentes solutions et géométries, en dialogue constant avec l’architecte, cet outil offre une grande flexibilité et une grande réactivité. Dans un second temps, nous avons utilisé une maquette physique de la salle à l’échelle 1/20, qui offre la possibilité d’utiliser des haut-parleurs et un microphone binaural – pour simplifier, il simule nos deux oreilles – afin de réaliser des mesures et des écoutes. Celles-ci nous aident à identifier et corriger, par des modifications de formes, de reliefs ou de matériaux, les échos néfastes. Le recours à une maquette physique permet ainsi d’utiliser effectivement du son et d’accéder à des informations et des analyses que la modélisation informatique n’offre pas. Cela permet également de tester et d’effectuer des ajustements et des corrections locales en cours de conception, ce qui serait particulièrement difficile, voire impossible, dans une salle achevée.

L’acoustique n’est donc pas totalement modélisable  : la sensibilité humaine a encore son rôle à jouer ?

L’acoustique d’une salle de concert est perçue avant tout à travers la musique qui y est produite. Sa conception doit être approchée sous l’angle plus subjectif de la musique que celui, plus objectif, du son. La connaissance des phénomènes physiques propres au son est bien évidemment d’une grande importance, mais l’expérience de l’acousticien en tant qu’auditeur reste primordiale. C’est elle qui permet d’inscrire l’acoustique plus largement dans l’expérience globale de la salle et du concert. D’ailleurs, le rôle de l’acousticien se poursuit après la mise à disposition du lieu, pour accompagner l’orchestre et les utilisateurs. Il est essentiel pour nous que la salle soit aussi un outil qui permette à un orchestre de façonner ses sonorités et sa cohésion, et de continûment progresser. C’est ainsi que les musiciens peuvent offrir aux auditeurs des performances uniques et mémorables, faisant de l’auditorium, de son architecture et de son acoustique une partie intégrante de l’expérience du concert.


Paru dans la revue Vallée de la Culture n° 15, été 2017.