Ulysse au féminin

Ulysse au féminin est une histoire d’eau. Musicale, poétique, symbolique – sans provoquer la formule à l’excès. Et par eau, on entend moins les miroirs que les marées, les rochers et les tempêtes, la fureur des éléments dans le cadre retenu d’un concert à la française.

Raphaële Kennedy, Stéphanie Paulet

Programme : Cantates d’Élisabeth Jacquet de la Guerre, Nicolas Bernier, Thomas-Louis Bourgeois et Jean-Baptiste Morin ; pièces instrumentales de Louis-Antoine Dornel, Jean-Philippe Rameau, Antoine Forqueray et François Couperin ; textes extraits de l’Odyssée.

Marianne Muller, Stéphanie Paulet, Marine Sablonnière

Réuni autour de la soprano Raphaële Kennedy, l’ensemble Da Pacem, ce soir-là à Marseille1, naviguait avec Stéphanie Paulet au violon, Marine Sablonnière à la flûte à bec, Marianne Muller à la viole et Yannick Varlet au clavecin.

Alternant cantates et pièces instrumentales du XVIIIe siècle, le programme y associe des évocations parlées, constituant, par-dessus la succession des pièces de concert, un vaste opéra de chambre inédit avec récitatifs qui conterait les travaux et les jours d’un Ulysse au féminin – c’est-à-dire précisément des femmes qui font et défont Ulysse au long de son Odyssée, rendant au héros sa part féminine et justifiant le genre grammatical de son aventure. Elles sont nombreuses, Calypso, Nausicaa, Circé, Euryclée, Pénélope… – amoureuses, tempétueuses, dangereuses, fidèles ou nourricières, elles en disent autant sinon plus que la sueur et le cuir sur l’étoffe du héros.

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  1. Festival Mars en Baroque, mardi 15 mars, Archives et bibliothèque départementales Gaston-Defferre, Marseille 

Counter Phrases

© THIERRY DE MEY

Nouvelle création de Counter Phrases, spectacle de correspondances entre musiques d’aujourd’hui et chorégraphies filmées1. Sous la direction de son directeur musical Laurent Cuniot, TM+ s’associe à l’Orchestre symphonique de Mulhouse et au trio de Ballaké Sissoko pour une aventure hors norme.

Les chorégraphies d’Anne Teresa De Keersmaeker sont une matière en mouvement, elles auscultent les échanges entre le geste des corps et celui des musiques. Counter Phrases, démarche commune entreprise en 2003 avec le compositeur et cinéaste Thierry De Mey, repose sur une petite révolution : inverser les rapports entre musique et danse, offrir aux compositeurs des chorégraphies silencieuses pour les inviter – à rebours de siècles de tradition occidentale – à « musiquer » la danse.

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  1. Counter Phrases, création 2016 à la Maison de la musique de Nanterre, les 5 et 6 février. Puis à la Philharmonie de Paris le 17 mai et à La Filature de Mulhouse le 24 juin 

On ne devrait jamais quitter Limoges

© BRIGITTE ENGUERAND

À Châteauvallon1, rencontre entre la jeunesse savante et la maturité fougueuse : Clément Hervieu-Léger et William Christie inventent un nouveau Monsieur de Pourceaugnac. Comme le disait un voisin de fauteuil : poilant !

Grands volumes verticaux vert-de-gris, façades d’immeubles patinées, nous sommes sans doute à Paris dans les années cinquante, les années soixante – ce pourrait tout aussi bien être Berlin, ou Naples. Une grande ville naguère, une capitale vaguement étrangère, hostile peut-être aux provinciaux qui d’aventure s’y aventureraient. Les silhouettes qui passent et repassent sont bien d’époque : Nérine, brune au sourire craquant, aurait sa place dans Mad Men ; Sbrigani, celle de de Niro chez Scorsese. À l’angle d’un pignon, la troupe des musiciens s’est reconstituée autour d’un clavecin orné, copie d’une autre époque. Contraste : la musique et les chants, du Lully pur sucre, n’ont rien de rock’n’roll – à la lettre s’entend, dans l’esprit c’est une autre affaire.

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  1. Monsieur de Pourceaugnac, Châteauvallon, du 27 au 30 janvier 2016 

King Crimson, Starless

Salle Spectacle

J’aime la salle de spectacle, les lumières, les sièges, le rouge. Je m’y sens bien, c’est un endroit où l’on vit un peu mieux ensemble, un peu plus fort, un peu moins con. Avant.

King Crimson, cet automne, dans la lumière cramoisie de l’Oympia1. Ils sont sept, pas vraiment des corbeaux de l’année, mais le plaisir manifeste de se retrouver, jouer ensemble, faire du bruit ensemble, beaucoup, pensez, sept dont trois batteurs, ça multiplie les double-croches et les décibels. Rafales et déflagrations n’étaient encore que des questions de guitares et de percussions. Dans la salle, le plaisir de partager ça, eux, nous, sur deux, trois générations. Le morceau dont je voulais me souvenir, c’était Starless. Avec sa mélodie qui fleure le fané des seventies, et cette très longue ascension électrique, montée vers l’orgasme libérateur ou frustration sado-maso à la guitare – les deux sans doute, c’est tout Robert Fripp…

Depuis, à quelques semaines et quelques centaines de mètres de là, certains peut-être les mêmes dans la salle, c’est brutalement devenu One More Red Nightmare.

Remontent alors de je ne sais quel tiroir trois vers minables, frappés sur du mauvais papier machine : « Nous n’aurons plus jamais d’année de paix/Plus jamais d’heure sans que quelqu’un meure/Dans un quelque part lointain qu’on oublie ».

Le lointain est arrivé, on ne peut pas le manquer, il sent l’abattoir.

C’est pourtant de Starless dont il faut se souvenir : “starless and bible-black”, le refrain ira bien au teint des temps à venir, le climax servira de lumière au bout du quotidien. Et puis, trois batteurs, ça couvrira les saloperies qu’on n’a pas fini d’entendre.


king-crimson-en-concert-a-l-olympiaStarless et One More Red Nightmare paraissent en 1974 dans l’album Red de King Crimson. Le précédent s’intitulait déjà Starless and Bible-Black (sans étoiles et noir de bible), citation d’Under Milk Wood (Au bois lacté) du poète Dylan Thomas.


  1. The Elements of King Crimson, Olympia, Paris, 22 septembre 2015 

C’est un malheur du temps…

Philippe Girard (le roi Lear)
Le roi Lear (Philippe Girard)

Olivier Py, acteur, auteur, chanteur, poète, traducteur, metteur en scène, bref homme de théâtre total, monte le Roi Lear de William Shakespeare.

La vision qu’il en offrait cet été au public du Festival d’Avignon, dont il est le directeur, place le langage au centre de tout, des illuminations comme des catastrophes. Il y a quinze ans, dans l’Épître aux jeunes acteurs pour que soit rendue la parole à la parole, Olivier Py écrivait : « Un monde où les mots ne valent plus rien, ne valent plus les trois sous de salive humaine qui les portent, un monde où l’obsession du mensonge est souveraine est un monde de fous. » Continuer la lecture de C’est un malheur du temps…