Ensemble orchestral dédié à la musique contemporaine, TM+ est en résidence à la Maison de la musique de Nanterre depuis 1996. Il était en concert le vendredi 21 mars 2014 avec un bouleversant programme de musique d’hier et d’aujourd’hui.
Les concerts construits par Laurent Cuniot autour d’œuvres complémentaires mais très différentes sont une « marque de fabrique » de TM+. Ils tracent des routes inédites entre les compositeurs, ils ouvrent des perspectives nouvelles sur nos géographies intérieures. À leur écoute, on saisit ce que sont la virtuosité, la subtilité et l’engagement physique de musiciens au sommet, emmenés par un chef à la fois exact et lyrique. On ressent aussitôt l’envoûtement de ces musiques, pour peu qu’on accepte de faire tomber les barricades de l’habitude. Et l’on se dit, réunis dans une salle de concert, que c’est un privilège de se retrouver ensemble, à l’écoute de son temps.
Pleins-jeux
Si donc on osait la grande forme ? Le grand appareil, le cent pour cent, avec palette des couleurs complète et registre de l’expressivité tiré à fond. Si pour une fois on laissait tomber le zapping pour l’éblouissement du soleil en face et la densité mouvante des gouffres ? Moins confortable, plus exigeant ? Et alors ? TM+ était ce soir-là en grand effectif, avec Sylvia Vadimova, mezzo-soprano, et Raphaële Kennedy, soprano, pour une traversée spirituelle du pays de l’absence et de la fin de toutes choses.
Première étape : les Kindertotenlieder de Gustav Mahler (1905), arrangés ici pour petit ensemble par Laurent Cuniot. La voix de Sylvia Vadimova pose des reflets mordorés d’une tristesse infinie sur la houle du deuil intime.
Second temps : les Quatre chants pour franchir le seuil (1998) de Gérard Grisey. La mort et ses rituels. Des mondes musicaux, poétiques, intérieurs tournant comme des planètes. Des civilisations millénaires portées devant nous et qui disent le passage. La voix de cristal de Raphaële Kennedy y chante l’inéluctable des disparitions – hommes, croyances, civilisations – sur des miroitements à peine visibles et des maelstroms insondables. Il n’est pas question de religion consolatrice ni d’abymes de désespoir : seulement la plénitude absolue d’un artiste qui s’empare de l’inéluctable question et nous offre sa musique d’au-delà, une voix comme de l’or rouge au-dessus des tumultes.
Belle comme la mort
Si tant est que la vie des artistes soit une clé pour ouvrir leurs œuvres, faut-il souligner l’étrange et troublant caractère prophétique de ces deux compositions ? Savoir que Mahler termine les Kindertotenlieder trois ans à peine avant la mort de sa fille, que Grisey achève ses Quatre chants quelques mois avant de lui-même « franchir le seuil » n’est peut-être pas indifférent.
Entre les deux, un petit siècle s’est écoulé, quelques révolutions musicales se sont succédé et notre monde est devenu celui « d’après ». Mais c’est le même lyrisme, celui qui bouleverse l’auditeur sans lui laisser de défense, qui anime ce paysage sonore inouï. Il n’y a rien de plus universel que les émotions liées à ces musiques qui s’écoutent et se répondent au plus profond de nous. Certains, longtemps, n’ont pas pu écouter les Kindertotenlieder parce qu’ils sonnaient trop vrai ou faisaient trop peur. Quand explose le volcan instrumental dans le quatrième chant de Grisey, son magma rouge et noir, le basalte fracassé par les trois percussionnistes, il faut sentir le frisson nous courir sur la peau, il faut voir pour le croire le sourire de jubilation des ados rap électro… Les récentes querelles sur les styles, les écoles et les genres de la musique contemporaine paraissent alors bien dérisoires. Entre la modernité radicale de la composition, l’éternité des émotions poétiques qui prennent au ventre, et, peut-être, un infime mouvement de sourire, la balance est exacte. À chacun sa manière de lâcher-prise avec les Lieder de Mahler, d’affronter le choc des Quatre chants de Grisey : mais qui pourra se vanter de ne pas respirer autrement, après ?
Versions alternatives parues dans HDS.mag n° 34, mars-avril 2014
& dans la brochure TM+, saison 2013–2014.