Brad Mehldau, Keyboard Wizard

Brad Mehldau © MICHAEL WILSON

Velours rouge, le pianiste Brad Mehldau était en solo à l’Espace-Malraux de Six-Fours1. Pas pour les rideaux de scène ni cette élégante chemise qui lui donnait l’allure d’un méditant zen. Mais pour le velours d’une musique savante, virtuose et sensuelle.

On laissera les spécialistes mieux qualifiés définir le jeu Mehldau, équilibre dit-on idéal entre le vertical et l’horizontal – les accords et les lignes, l’harmonie et les voix –, et le souci clairement audible – et sur scène visible – de ne jamais privilégier une main au détriment de l’autre, au contraire, de les croiser, physiquement, d’en faire réponse, écho, contrepoint. On leur confiera également l’analyse du son, souvent percussif en diable et qui ce soir-là était d’une suavité scintillante – peut-être après tout y avait-il aussi de la soie dans ce rouge…

On leur empruntera seulement, pour quelques lignes, la question du standard. Fondation du jazz, il est souvent issu du répertoire historique américain – blues, comédie musicale, puis composition originale des figures devenues elles-mêmes historiques. Le musicien en use comme d’une carte, d’un carburant ou d’un viatique, pour jardiner en bonne compagnie ou explorer de nouveaux territoires, c’est selon. Or pour que le standard en soit un dont on puisse suivre l’itinéraire et goûter les maturations, faut-il encore le connaître intimement. Nous ne sommes pas tous experts en Americana, Broadway est aussi loin de Memphis que de Bourbon Street. D’où notre jubilation quand des musiciens empoignent d’autres pièces en voie d’accession à la standardisation – qui n’en est aucunement une, évidemment.

Pour l’amateur, Brad Mehldau, c’est l’entrée de Radiohead dans le domaine du jazz – pas seulement, pour preuve, il n’y en eut pas ce soir-là. Affrontés directs ou sinueusement investis, les standards selon Mehldau viennent du pop-rock de sa génération, ce qui facilite l’appropriation lorsqu’elle est aussi la nôtre. Et c’est merveille d’entendre ainsi le noyau plus ou moins noir, plus ou moins dur, de Neil Young ou Surfjan Stevens, le chant miroitant du Fool on the Hill des Beatles, les espaces aux ombres tremblantes du ’Til I Die des Beach Boys ou cet incroyable Pinball Wizard des Who, revenu renversé cul par-dessus tête d’on ne sait où.

Parfois, c’est un bout de thème familier, il tire dessus, le déroule jusqu’à la rupture et le retisse ; ce sont des fragments qu’il éparpille et amplifie jusqu’à écouter flotter des lumières sonores sur l’infini des reflets. Ou bien à rebours, c’est une descente dans le magma de la musique, perspectives inouïes sur des anneaux de planète, orbites, trajectoires, et soudain, trou noir, le thème agglomère les particules et surgit de là où rien jamais ne devrait ressortir, nous dit la physique. Mais la musique n’est pas une affaire de physique – enfin si, mais pas celle-là, pas ainsi.

Certes, Brad Mehldau n’est pas du genre pitre à faire le funambule. Sa virtuosité est ailleurs. Dans la mélancolie méditative, dans une certaine lenteur, dans le dialogue avec la tension des choses que l’on devine mais qui se dérobent et qu’il faut parfois traquer jusqu’au vertige. Avec cette densité sonore propre aux musiciens qui savent qu’entendre, c’est à la fois penser et lâcher.


  1. Brad Mehldau, Espace-Malraux, Six-Fours, mardi 13 octobre 2015