Abou Lagraa

On l’avait découvert en 2000 à Suresnes Cités Danse, fusionnant la danse contemporaine et le hip-hop. Il revient dans les Hauts-de-Seine pour une résidence au long cours aux Gémeaux à Sceaux. Portrait d’un danseur chorégraphe, gourmand d’art, de musiques et de rencontres.

Portrait AbouLagraa« Lorsque j’invite le public aux répétitions, lorsque je dialogue avec lui après un spectacle, c’est pour qu’il puisse suivre en direct le travail de création et pas seulement s’asseoir dans un fauteuil, applaudir ou pas, et repartir. Pour créer un vrai lien qui ne soit pas seulement un lien de consommation. On sent immédiatement alors quand les choses sont justes et quand elles ne le sont pas. »

On croise toujours Abou Lagraa entre deux voyages. Cette fois, quelque part, dans un café de quartier hors d’âge. Il y a demain l’anniversaire de Monsieur Marcel, Monsieur Jean qui n’est pas là et dont on s’inquiète, Madame Filippi qui se chargera du paquet livré pour sa voisine… Une ambiance à la Klapisch qui semble ravir Abou Lagraa – bientôt trente-huit ans, veste noire et bagage à roulettes, la silhouette affûtée par les répétitions forcenées. Qui confesse goûter avec gourmandise le contact avec les autres. Un appétit transmis par ses parents, Algériens dans la ville d’Annonay (Ardèche, vingt mille habitants) : « Des gens d’une grande finesse, qu’on respecte, qui savent être, qui savent accueillir. Je les ai beaucoup observés… » C’est là-bas, entre la place du marché, les vieilles pierres et la campagne tout de suite à portée d’escapade que naît à seize ans le désir de danse. Une amie l’emmène assister à son cours de danse-jazz et c’est la révélation : « Ça m’a parlé tout de suite, j’avais envie de trépigner ! J’ai commencé le lendemain et, à la fin du cours, j’ai déclaré très naïvement à la prof que je voulais devenir danseur… »

Viendront ensuite le sprint long du travail et des efforts – il n’y a pas de temps à perdre quand on commence tard –, l’apprentissage acharné d’un art et de ses techniques, et l’enchaînement des bonnes fortunes. Le conservatoire national de Région de Lyon, suivi d’une audition miraculeuse au conservatoire national supérieur de Paris : dix candidats retenus sur trois cents… « Le choc ! J’ai dû tout apprendre en cinq ou six ans : la technique, la discipline, ce que c’est que le travail de danseur, ce que c’est que la danse – je n’en connaissais que ce qu’on fait dans les clips… » Étudier le classique et sa rigueur : « Je trouvais ça insupportable au début » et, révélation dans la révélation, la danse contemporaine. « Tout d’un coup, je rencontrais une danse qui permettait d’être soi-même avec une liberté qui m’a tout de suite séduit, dans ce monde de la danse très codifié, qu’il s’agisse de jazz, de classique ou de hip-hop. Une danse de l’émotion avant tout et de l’énergie. Une danse d’aujourd’hui qui est aussi une danse virtuose. »

Après les années de formation, il y a les années de construction. La rencontre décisive avec le chorégraphe Rui Horta – et là encore, le petit miracle : « Horta était à Paris, il ne lui restait que deux places, un homme, une femme, pour sept cent cinquante candidats… J’ai annulé tout le reste pour partir à Francfort dans sa compagnie. Avec à la clé, liberté, virtuosité, technicité. »

Travailler avec Horta en Allemagne, c’est découvrir la danse-théâtre, comment jouer et danser en même temps. Rencontrer et confronter les points de vue : « Par exemple, on côtoyait tous les jours William Forsythe et ses danseurs. » (À ce moment précis, de l’autre côté de la vitre du café, passe à vélo Philippe Decouflé…) Et travailler, travailler, travailler : « On passait notre temps dans le studio, à danser, à penser la danse, à tourner comme des dingues, jusqu’à cent cinquante, deux cents spectacles par an… »

La Baraka

Abou Lagraa rentre en France en 1997, « épuisé », et rapidement la question se pose de conserver cette énergie de danseur. « Oui il y avait des auditions, oui il y avait du boulot, mais ce qu’on me proposait était trop propre, trop sage. L’Allemagne c’était fou, l’urgence en permanence, les questionnements, le respect de chacune des formes et de chacun des publics. En France, c’était plutôt la peur permanente de perdre quelque chose, une subvention, un statut… » D’où le rêve bientôt réalisé de fonder sa propre compagnie, La Baraka, à Lyon, pas très loin finalement de l’Ardèche du commencement. « Pour garder cette flamme qui est en moi – mais c’est très difficile : il faut plus que la protéger ! Dès qu’on s’enflamme, dès qu’on réussit, dès qu’on a un peu trop d’énergie, dès qu’on a l’air volubile… on veut vous casser pour vous faire rentrer dans le moule. Abou Lagraa ? “Ça bouge trop… ça manque de sens…” J’ai failli tout lâcher à un moment… Mais la force d’un créateur, c’est d’être lui-même à cent pour cent, et c’est ce que j’ai décidé d’être ! »

« Quand je veux quelque chose, et surtout quelque chose d’impossible, je peux donner beaucoup… »

Boulimique de travail, Abou Lagraa est également un affamé de musiques. Ils sont rares d’ailleurs dans le monde artistique d’aujourd’hui – et pas seulement dans la danse – ceux qui nourrissent pareil éclectisme. À un bout, les musiques électroniques et le hip-hop ; à l’autre, le classique et pas forcément le plus couru – comme Hindemith, que personne n’écoute plus, si tant est qu’on l’ait déjà beaucoup entendu… À l’horizon, le travail quotidien avec des compositeurs d’aujourd’hui, ou cette « folie » à l’opéra de Paris en 2006 : une chorégraphie pour vingt et un danseurs sur le Vortex Temporum de Gérard Grisey : quarante minutes, pas de pulsation régulière, mais du souffle, de l’atmosphère, une musique qui s’insinue, qui vous rongerait presque de l’intérieur – « Beaucoup de gens ont trouvé cela insupportable ! » Et puis, dans les racines, les musiques du monde : « La musique orientale forcément, elle reviendra toute ma vie parce qu’elle est ancrée en moi. Mes parents en écoutaient beaucoup, bien sûr Oum Kalthoum et tous les grands. »

Transe organisée

Même si la musique fait partie de sa vie et même si sa vie est faite de musique, Abou Lagraa travaille dans le silence. « Mais je sais quelle musique est en moi – même si mes danseurs ne le savent pas encore… » Et l’on en revient, insensiblement, au travail, encore et toujours. « Mon vrai métier, c’est de danser dans le studio. Le reste, la gestion d’une équipe, les rendez-vous, l’argent, les politiques, les journalistes, je l’ai appris ces dix dernières années. » Une création comme D’Eux Sens, son duo avec sa femme Nawal, « c’est trois mois de danse en studio, tous les jours de 10 h à 19 h, avec une petite pause pour manger entre 14 et 15… Sur scène, à chaque fois, on a l’impression qu’on va danser pour la dernière fois, tellement on donne d’énergie. On atteint une sorte de transe organisée. Je suis croyant, sans être pratiquant, et quand je danse, je suis en connexion, je convoque… je n’ai pas de nom pour ça, je deviens un passeur entre moi et autre chose. Pour accéder à l’universel, il faut se dépasser, s’oublier. Après le spectacle, on ne peut plus bouger. C’est un vrai défi, aller au-delà de nos limites. » Et lorsqu’on lui fait remarquer qu’on ne pensait pas qu’il était possible de faire ça avec son corps, Abou Lagraa répond dans un sourire qu’il ne le pensait pas forcément non plus…

Danser et rencontrer des gens, ici ou ailleurs, semble suffire à nourrir sa passion, cette fameuse flamme qu’il ne cesse d’entretenir et que l’on sent brûler derrière chacun de ses mots, chacun de ses gestes. « Il faut toujours qu’il y ait du désir devant soi. Et quand il n’y en a pas, il faut le créer. Les voyages par exemple me remplissent, j’ai besoin du contact, de voir, de sentir. J’apprends avec les gens. » Enfant, Abou Lagraa voulait être interprète, parce que sans doute déjà le lien entre êtres humains lui semblait indispensable. Devenu danseur, il confesse ce qui pourrait bien être une morale de vie : « Quand je ne vais pas bien, quand je suis en perte de confiance, il faut que j’aille donner aux autres… bouger vers les autres… » Une piste vers ce que seront les lendemains d’Abou Lagraa ? « J’ai eu un rêve au départ, quand j’ai dit “je veux être danseur…” Ça a fait rire tout le monde et je le suis devenu. Après j’ai rêvé de voyager – et je ne fais que cela, peut-être même trop… Nouveau rêve il y a dix ans, j’ai créé ma compagnie. Aujourd’hui, j’ai un autre rêve, peut-être pour dans dix ans… » Mais là, aujourd’hui, on n’en saura pas plus…


Paru dans HDS.mag n° 2, novembre-décembre 2008.