Le chef argentin aurait dû diriger la Cappella Mediterranea et le chœur de chambre de Namur dans La Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, le 22 mars 2021 à l’Auditorium Patrick-Devedjian de La Seine Musicale. Concert annulé mais demeure la promenade sur les cimes en compagnie de Bach.
Pour la troisième fois, Laurence Equilbey invitait Leonardo García Alarcón, la deuxième à La Seine Musicale et la première avec son ensemble Cappella Mediterranea : « Je l’aime beaucoup comme artiste, comme érudit, comme être humain. C’est important d’avoir un parcours de fidélité avec les artistes. Leonardo est un amoureux de la musique. Il aborde chaque fois ses programmes avec une passion débordante : que ce soit les raretés ou les chefs‑d’œuvre bien connus du répertoire, il s’émerveille comme si c’était la première fois qu’il les découvrait, c’est un gourmand ! Dans la musique “historiquement informée”, plus personne n’imaginerait adapter les partitions comme cela se faisait encore au siècle dernier : je partage avec lui ce goût pour le texte originel. Mais il a aussi quelque chose d’assez atypique pour un esprit scientifique : il est très libre dans ses interprétations, une manière latine qui est différente de la mienne. »
Une encyclopédie musicale
C’est peu dire que Leonardo García Alarcón a la passion baroque et la musique dans le sang. Né en 1976 à La Plata, en Argentine, dans un milieu sensible aux arts, la musique chez lui n’est cependant pas de naissance, même si son père écrit en amateur des chansons qu’il partage en famille. Jusqu’à ce qu’une grand-mère abonne le jeune Leonardo à une encyclopédie musicale par fascicules qui va faire basculer son existence. « C’était une évidence, s’exclame-t-il dans un français coloré comme du maté. Vous savez que Buenos Aires est avec New York la ville de la planète qui compte le plus de psychanalystes… Je devrais faire une thérapie par régression ! » Et de dérouler devant l’interlocuteur éberlué le fil de ses souvenirs encyclopédiques, numéro par numéro, vivants comme si c’était hier avec le don de les rendre universels. « Beethoven a déclenché une grande énergie vitale, je dansais dans le jardin, je ne pouvais pas m’arrêter. Avec Schubert, je me suis enfermé dans ma chambre. Je pense que j’ai découvert pour la première fois avec Chopin ce qu’était l’état amoureux. Les rythmes de l’enfance, c’était avec Mendelssohn, avant même de connaître Mozart. Je ne me suis pas bien entendu avec Liszt : il y avait chez lui quelque chose d’une adolescence que je ne voulais pas encore savoir. Puis sont arrivés Purcell, Telemann, Vivaldi dont l’exubérance rythmique, par exemple dans l’orage du concerto L’Été, m’a bouleversé. Mais quand à partir du numéro 24 j’ai entendu Bach, les Concertos Brandebourgeois, les Concertos pour violon, les Ouvertures à la française, les pièces pour orgue, celles pour clavecin avec Blandine Verlet… Le numéro 28, c’était des extraits de La Passion selon saint Matthieu, par le Concertgebouw d’Amsterdam dirigé par Eugen Jochum, une tradition romantique mais avec des solistes formidables. J’avais 9 ans, j’ai dit à mon père qui était en train de se raser : je n’aime plus ta musique, papa, j’aime la musique de “Batch”, comme je le prononçais à l’époque ! Et mon père m’a répondu : on verra s’il habite à Buenos Aires et s’il peut te donner des cours ! » L’éclat de rire joue peut-être le rôle de voile d’ombrage jeté sur des racines émotionnelles : « Bach m’a tenu dans une sorte d’équilibre. J’ai négocié avec mon père l’achat d’écouteurs parce que je ne voulais pas forcément partager cette musique. Je la considérais comme vraiment intime, secrète, je voulais qu’elle demeure mon monde. C’est un moment très important pour moi, parce qu’il y a eu un avant et un après : c’est la raison pour laquelle je suis devenu musicien. Sans Bach, je serais quelqu’un d’autre. »
Le patrimoine baroque vivant
Le répertoire baroque est aujourd’hui celui où Leonardo García Alarcón est le plus demandé. Un patrimoine quasi génétique : « Entre le XVIe et le XVIIe siècle, Monteverdi et d’autres ont élaboré des codes de composition qui sont restés dans certaines musiques populaires, jusqu’à Brel ou aux Beatles. Je viens d’Argentine, un pays dont la musique traditionnelle a reçu des jésuites l’héritage baroque puis, à Buenos Aires, l’influence romantique européenne qui fait naître le tango. La tradition instrumentale ne s’est jamais perdue, et l’on peut dire que pour un Latino-Américain le baroque continue de vivre d’une manière très palpable. » Le grand public a découvert le chef à la télévision la saison dernière dans Les Indes galantes de Rameau, entouré à l’Opéra Bastille des meilleures voix francophones et d’une troupe de danseurs de krump qu’il a dirigés jusqu’au triomphe debout. Avec humilité – il le dit et l’écrit à sa manière : « Je fais de la science-fiction ! C’est-à-dire qu’il faut s’appuyer sur l’authenticité, sur la relation au manuscrit, sur tout ce que l’on sait d’un compositeur et de son époque pour aller vers la créativité et l’inventivité dans les choix de réalisation. Il faut avoir l’humilité de savoir qu’on ne pourra pas arriver à jouer comme Bach ou Rameau. » Et avec une énergie bienveillante : « Parfois, la pièce de musée ne constitue pas la bonne démarche. On a perdu la violence des Passions de Bach, peut-être à cause du disque qui aplatit les reliefs. En répétition, je sens quand on est en train de mourir, j’ai une alarme contre la paresse musicale ! »
Avec sa parole forte et joyeuse comme de l’aguardiente, on aura tôt fait de parler d’exubérance, parce que, de ce côté-ci de l’Atlantique, le cliché sud-américain est tenace. Et tout relatif pour un musicien qui a parachevé ses études de clavecin en Suisse, où il vit et a bien connu les temples calvinistes. « À Genève, je passe pour un révolutionnaire, quand je reviens en Argentine on me regarde comme un conservateur… Alors que je suis très rationnel. Jamais je ne dis : oui, faisons comme cela parce que c’est joli… Je déteste ça ! L’artiste ne doit pas se laisser manipuler par l’intuition. J’essaie d’analyser tous les paramètres avant de les faire vivre dans un discours musical, je dois toujours pouvoir faire passer l’émotion à travers le prisme de la raison. »
Sur les cimes avec Bach
Une Passion de Bach en période pascale, qu’importe que l’on soit croyant ou non pourvu qu’on soit mélomane, est une tradition spirituelle que La Seine Musicale maintient saison après saison. Vous pensiez justement être au fait de Bach et de ses Passions ? Nous aussi – mais avec Leonardo García Alarcón et en quelques minutes de conversation intense, c’est tout soudain une autre aventure qui se profile : un chemin de crête sur des cimes où l’air est plus vif. « Bach est le seul compositeur qui ait ainsi recopié à la main toutes les musiques possibles, parce qu’il voulait tout connaître, avec une grande humilité et jusqu’à la fin de sa vie. Il est aussi luthérien, et on sait à quel point Luther a mis la musique en avant, presque devant la parole. Or même si à Leipzig on interdit à Bach de faire entrer la théâtralité à l’église, ses Passions assument toutes les formes de l’opéra italien : le recitativo, l’aria da capo, le concerto vocale… La dimension spatiale à deux chœurs et deux orchestres de la Saint-Matthieu hérite de ce qui se faisait à Rome et Venise, enrichi d’un contrepoint au-delà de l’imaginable. Il faut ajouter à cela le choral, typiquement allemand dans ce monde italien, qui est un écho du cantus firmus grégorien. Et les airs accompagnés à la viole de gambe qui rappellent la musique française… Bach est une sorte de trou noir qui absorbe tout ce qui existe, la Passion selon saint Matthieu est l’une des plus importantes synthèses de l’histoire de la musique ».
Le risque du vertige ne doit pas non plus nous intimider, parce que derrière Alarcón l’érudit, il y a Leonardo le sensible, l’enfant bouleversé par la musique tirant par la manche l’adulte pour lui rappeler de s’émerveiller encore et toujours. « La musique est avec l’amour le plus grand miracle quotidien de l’humanité, ce sont les combustibles des êtres humains. Que la musique continue à avoir, des siècles après, la même force pour l’auditeur est une des plus belles choses qui soient. La relation entre musique et mémoire me fascine : la musique et les odeurs sont les deux uniques phénomènes qui vous transportent instantanément dans le temps. C’est un acte miraculeux que de ressusciter les idées, l’esprit, la pensée, les émotions d’un compositeur qui n’est plus là et qui pourtant nous regarde. Et je me demande à chaque fois si je suis son digne défenseur. » Ce qui pourrait inhiber les meilleures volontés au moment d’aborder un monument comme la Passion selon saint Matthieu, Bach ayant eu, jusque sur des génies comme Mozart, un effet un peu paralysant. « Je ne vais surtout pas réfléchir à inventer quelque chose de nouveau ! Je ne me rends même pas compte à quel point cette œuvre vit à l’intérieur de moi, à quel point elle mûrit chaque jour. Je ne sais pas encore ce que cela va donner avec tous mes musiciens, les chœurs, les solistes. Je peux seulement dire que je la connais “par cœur”, c’est-à-dire qu’elle est constitutive de mon souffle vital. » Leonardo García Alarcón se met au piano et fredonne quelques mesures du chœur final : « Quand vous entendez cela, il n’y a plus de place pour les mots, seulement pour la lumière. Bach est devant moi, je dois essayer de me tenir à la hauteur de son message. Il a su nous amener vers un monde qui est au-delà de la foi liée à une religion : je pense qu’il avait une connaissance transcendantale de ce que signifie la vie. Bach nous élève, sa plume est conduite par une pensée : ce n’est pas une pensée supérieure, ni une relation avec Dieu, mais la conviction dans le pouvoir et la force de la rhétorique musicale comme transformatrice de l’âme. Il va toujours composer à la limite de ce qu’un être humain peut réaliser. L’existence même de Bach confirme celle de l’univers ! »
Paru dans la revue Vallée de la Culture n° 22 – hiver 2020/2021