Le sirop de la rue

Balade d’émotion dans les rues de la banlieue ouest en compagnie de Patrick Pécherot, son Petit éloge des coins de rue1 à la main. Un vagabondage à suivre et à réinventer.

 

Patrick Pécherot à Courbevoie
Patrick Pécherot à Courbevoie

Le sirop de la rue… On ne l’entend plus beaucoup cette expression qui fleurissait le vocabulaire de nos grand-mères, à moitié sévères, à moitié envieuses devant cette liberté du dehors avec ses parfums et ses rencontres. Elle revient de temps en temps dans le verbe de Patrick Pécherot, qui lui trouve des airs de famille et le goût d’autrefois, du temps où les rues avaient une vraie odeur, chacune différente. Ces rues – les siennes tout autant que les nôtres – il les parcourt avec nous l’un de ces jours ordinaires où la vie fait son petit bonhomme de chemin, qu’on suit à la trace. On passera par Courbevoie, Puteaux, Suresnes, La Défense. Le Petit éloge des coins de rue traverse également Colombes, Gennevilliers, Nanterre… C’est une balade qui a sa propre musique, une ballade qui sonne modeste sur le bitume. « L’intérêt de ces rues est justement là : elles sont sans intérêt, elles n’ont pas de patrimoine fléché. Les lieux de vie déterminent pour partie la construction des individus. En retour, ces lieux sont façonnés par de multiples sources : l’urbanisme, les transports, le travail – et les personnes qui y vivent. C’est quelque chose avec quoi je joue depuis longtemps dans mes bouquins. Mais attention : il n’y a pas de nostalgie, de “c’était mieux avant !” Non. Les banlieues ont changé, heureusement. Parfois dans le bon sens, quelquefois sans qu’on demande leur avis aux habitants, mais ça… Ce qui compte, ce sont les évolutions. Mais il serait dommage que les lieux oublient leur mémoire. » 

Quelque part, au coin des rues

Quand Pécherot nous fait remarquer la fenêtre où l’on devine une lumière encore allumée, quand, du haut d’un escalier public, il nous montre l’échappée belle sur un paysage qu’on ne regarde jamais, les rues s’animent – elles auraient donc une âme ? Ce sont d’abord des façades, des murs troués sur les vies dedans qui vous sautent aux yeux dès qu’on les lève. De l’habitat comme on dit. Désormais – à Courbevoie, à Puteaux, puisque c’est là qu’on déambule, mais c’est vrai partout ailleurs – les immeubles insalubres où vivaient des ouvriers immigrés qui travaillaient dans l’industrie automobile, quand ils n’ont pas été rasés et les usines avec, ont été restaurés, ce qui a permis parfois de conserver le côté vieux village. « Les gens qui y vivent ne sont plus les mêmes, ils ont connu une évolution sociale. Mais il ne faudrait jamais oublier que ces banlieues ont été faites par des gens relégués. »

Un petit peu plus loin, il y a Suresnes, comme une conquête de l’ouest. Et sous le soleil, s’il vous plaît. Rénovée, la cité-jardin est un peu comme le presbytère de Gaston Leroux : elle n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat. On y a réimplanté des jardins familiaux, héritiers directs des jardins ouvriers d’autrefois, et résurgence verte d’une idée de convivialité – le mot est tellement à la mode qu’il ne veut souvent plus rien dire mais parfois, au coin d’une rue justement, il retrouve toute sa force généreuse : « Il y a ces cours, où l’on croise son voisin, au-dessus, on se parle d’une fenêtre à l’autre : c’est la prise en compte de l’individu au sein d’une construction de masse, un équilibre réussi entre l’humanisme, le politique et l’architectural. »

Cité-jardin de Suresnes
Cité-jardin de Suresnes

  Les cités-jardins sont sur leur trente-et-un. Elles ont la beauté des femmes d’usine qui tiennent tête au labeur. Vous êtes heureux d’être de cette lignée. Ordinaire, gens de peu. Une belle lignée. Et une belle cité que celle-là. Il faudrait l’enseigner quelque part. Henri Sellier, l’habitat social, les espaces verts, le populaire en centre-ville comme un cœur qui bat, l’église de briques rouges – le petit Jésus était fils d’ouvrier –, le théâtre en cadeau mérité et Jean Vilar qui rendait la culture comme une justice.”

Les fantômes d’une vague librairie

Accoudé au parapet, on retrouve les goûts de l’enfance, l’encre et le papier déjà. Les romanciers de l’imaginaire : Jean Ray et ses Contes du whisky, Henri Vernes et Bob Morane, les légendes de Claude Seignolle, remonté de Châtenay en voisin. Les livres qu’on lisait quand on avait cet âge-là au coin de ces rues-là. Plus tard ceux de Jean Amila, qui s’appelait encore Jean Meckert à l’orphelinat de Courbevoie. Le boucher des Hurlus, par exemple : « un de ceux qu’on se transmet comme un secret », une écriture « noire comme le polar et la graisse à machine ». Au-dessus de la plaine de Nanterre, la modernité d’aujourd’hui fait des étincelles contre la gadoue d’autrefois. Celle de Max et les ferrailleurs – le grand livre noir méconnu de Claude Néron, introuvable autrement qu’en occasion et sauvé des eaux de la mémoire collective par le film de Claude Sautet. Avec Michel Piccoli, Romy Schneider, Bernard Fresson, Boby Lapointe, tout de même !


  1. Patrick Pécherot, Petit éloge des coins de rue, Gallimard Folio, 2012, 144 p.