Le sirop de la rue

L’âme des gens dort dans la pierre

Eloge Coin Rue PecherotDes lieux donc, à chaque coin de rue plus ou moins tordu, plus ou moins secret. Et des gens aussi, des gens surtout. On en rencontre généralement beaucoup, dans les livres de Pécherot, une sorte de pêche au vif dans le flot des vivants et des morts. Au hasard et dans le désordre des pages : la famille qui vous invite à la rupture du jeûne du ramadan, Nicolae le Rom, la mémé au guichet de la Sécu qui offre une crotte en chocolat… On en croise en vrai aussi, qui ont leur histoire qu’on ne connaît pas encore mais qu’on finira sans doute par lire sous sa plume un de ces prochains jours. Devant un mur portant les graffitis comme des résilles, l’écrivain évoque comme un frangin le tagueur qui s’allumait au thé fumé avant d’aller signer à la bombe un impossible « Bourvil’s not dead »  !

Nous voilà maintenant sur le parvis de La Défense, comme quoi le coin de rue n’est pas seulement une histoire de vieilles pierres. Entre les sculptures monumentales, le long des fresques, dans l’ombre des tours, on la cherche. Qui ? La plus belle des silhouettes attrapées par Pécherot dans son Petit éloge des coins de rue – croyez-nous avant d’aller vérifier vous-même, on a fait le sondage : la fille en rollers avec son chien. Son image ne nous quitte pas, peut-être parce qu’on l’a déjà croisée, surtout parce que le talent de Pygmalion lui a donné vraie vie. La sœur de la Fauvette de Gérard Manset. On ne la verra pas cette fois, rendez-vous à la prochaine…

PATRICK PECHEROT Elle patine sans bruit ni flaflas. À l’épure, mouvement déroulé dans l’économie des gestes, une main en poche, l’autre sur sa cigarette. Elle la tient au creux de la paume. Demi-tour glissé, aérien. Arrêt suspendu, elle n’a d’yeux que pour son chien. Elle l’attend, il est heureux. Ils se rassurent. Ils font une chouette paire et une belle balade sur l’espace dégagé des tours. On aimerait les peindre, sa silhouette en blouson, ses traits durs où ses yeux sont tendresse pour le cabot. On la devine taiseuse, salle de boxe et street painting. Petites galères et le reste. On voudrait lui passer le bonjour dans un regard. Elle s’en moque et c’est encore mieux.”

Comme on ne verra pas non plus, de l’autre côté des vivants, ces drôles de fantômes qui traversent la rue, pas toujours sur les passages cloutés. Arletty évidemment : « Dans le petit folklore des quelques lecteurs qui me suivent, j’ai l’étiquette du mec qui a parlé à Arletty et qui en est amoureux ! » À Courbevoie aussi, Fréhel et ses premières goualantes. L’ombre tenace de Céline, qui tache un peu les doigts. Et, fantôme parmi les fantômes, le plus méconnu de tous, le peintre suisse Jürg Kreienbühl – « la première fois, j’ai cru à une onomatopée » – dont on retrouve le nom également sous la plume de Tardi, Pennac, Daeninckx.

Jürg Kreienbühl, Maurice et Boulon, 1968.
Jürg Kreienbühl, Maurice et Boulon, 1968.

 J’avais dû le croiser, son chevalet posé à La Défense quand le parvis n’était pas sorti de terre, au pied des HLM et, plus tard, sous un échangeur à voitures ou dans un de ces passages pisseux, creusés au creux du béton. Il avait peint tout ça, Kreienbühl, au vinyle, souvent sur plaques d’Isorel. Et les décharges publiques, aussi, les étangs d’eau sale dans les fondrières avec les déjections bien huileuses des usines. Les arcs-en-ciel de pétrole pelliculés à la surface et les rats crevés dans le remblai des rives. La pure poésie du brut. Sur une palissade, au fond d’un chantier, d’un terrain vague ou d’une cabane en planches. Et les hommes, là-dedans, là-dessous, ceux qu’on ne voit pas à force de ne jamais les regarder. Balayeurs, éboueurs, squatters des immeubles promis à la démolition, immigrés, dans des logis précaires, vieilles femmes oubliées, clodos…”

À nous la baguenaude

Cette balade, c’est à nous de la faire maintenant : celle-ci ou, mieux, une autre. Ailleurs, au coin d’autres rues, les nôtres. Accompagnés de nos fantômes, de nos souvenirs, de nos lectures – nos films, nos chansons – pour comprendre un peu mieux ce qui, ici, nous a façonnés. Et donc mieux imaginer ce que l’on devient. À nous d’inventer notre propre façon de goûter la liberté de ce sirop de la rue…

 Pour que la magie opère, il aura suffi que la rue se fende de quelques coins. Un carrefour ressuscite un souvenir qui incite à bifurquer, nez au vent comme il se doit. Louvoyer reste la meilleure façon de marcher quand on répugne à le faire au pas. Que le chemin soit celui des écoliers n’est pas pour me déplaire.”


Publié sur le site Vallée Culture en décembre 2012. Photos © Olivier Ravoire.
Toutes les citations sont extraites du livre de Patrick Pécherot.