Autrefois impossible, naguère encore réservée à des spécialistes sacrifiant tout à leur passion, l’aquariophilie marine entre dans les foyers. Mais attention : pareille passion pour le vivant exige patience, rigueur et humilité. Plongée sur une barrière de corail, quelque part en Île-de-France – loin, très loin du bocal à poisson rouge.
On aurait pu imaginer l’aquariophile marin comme un vieux garçon maniaque, si possible chenu, et incapable de fixer son attention ailleurs que sur le taux de nitrate de son bac… Celui-ci n’est pas de ceux-là. Hôte attentionné d’un morceau de récif au quatrième étage d’un immeuble classique, il est aussi un jeune père souriant : la planète de l’aquarium marin et récifal est donc peuplée de gens normaux…
Un premier bac d’eau douce à dix ans, plus tard trois cents litres dans cinquante mètres carrés de studio, puis le grand plongeon dans l’eau de mer, coraux compris – le parcours est assez classique : « L’expérience de l’eau douce renseigne sur les contraintes d’un aquarium mais n’est pas indispensable : elle peut même donner de mauvaises habitudes ». Pour faire simple, l’aquariophile récifal s’efforce de maintenir un équilibre délicat mais naturel de son écosystème, selon la méthode dite berlinoise, mise au point depuis une vingtaine d’années. Des pierres vivantes – c’est-à-dire des substrats colonisés par des micro-organismes – assurent discrètement le rôle indispensable de filtre biologique. L’écumeur extrait le gros des matières organiques indésirables avant qu’elles ne se dégradent. Un brassage puissant de l’eau et un éclairage aux ambitions solaires complètent l’ensemble. Sans oublier la présence des agents d’entretien, ces techniciens des profondeurs qui vous nettoient patiemment recoins, sable et poissons. Certains sont magnifiques, comme les « crevettes manucures » : à peine votre main est-elle plongée dans le bac que voici venir miss Vénus Beauté pour le peeling… ; d’autres moins engageants – un tube, de l’eau sale à l’entrée, propre à la sortie… Tout cela pour une qualité d’eau sans concession, parce que ces animaux étranges aux couleurs somptueuses que sont les coraux – oui, ce sont des animaux ! – sont foncièrement susceptibles. Les « mous » qui ressemblent à des plantes moins que les « durs » qui ressemblent à des roches, mais tous plus que les poissons. Et lorsqu’on réunit dans un même espace, forcément réduit – son bac ne jauge finalement que 450 litres – une dizaine de poissons et une centaine d’espèces de coraux, le savoir-faire de l’aquariophile devient numéro d’équilibriste : « Jamais dans la nature autant d’espèces différentes ne seraient réunies dans un si petit espace… Mais un bac récifal, c’est un peu comme un jardin aquatique que l’on “cultive” avec soin. L’objectif est d’assurer la stabilité d’un écosystème complètement clos, le plus difficile étant qu’il ne s’asphyxie pas avec le temps… »
Alors, quelles qualités faut-il pour se lancer ? D’abord, de la patience : « C’est la seule chose qui soit gratuite en aquariophilie marine… Il faut parfois six mois entre le projet et l’arrivée du premier poisson. Un peu de précipitation, un manque d’information préalable, et on paye cash… » Associations, revues, internet : de longues heures d’étude en perspective… Ensuite, de la rigueur : « Ce n’est pas simple pour le débutant, mais il faut savoir dès le départ ce que l’on veut faire. Cela permet de prévoir l’installation des matériels à venir, de ne jamais se laisser aller à acheter un animal – poisson ou corail – qui n’ait pas son utilité biologique dans le bac, ou pire, qui soit incompatible avec les autres… » Vient ensuite l’humilité : « On fait tous des bêtises, l’essentiel étant de ne pas reproduire celles des autres en disant : chez moi, cela marchera… »
Envisagé comme un simple décor, le bac récifal court à sa perte – avec tout ce que cela sous-entend comme déconvenues financières. Mieux vaut alors se contenter d’un bon économiseur d’écran sur son ordinateur… Si l’on franchit le pas, il faut s’attendre à une demi-heure d’entretien quotidien, nourrissage et surveillance compris. Plus deux à trois heures hebdomadaires. De toute façon, on passe plus de temps que cela à s’émerveiller devant son bac… Ce qui est d’ailleurs essentiel : « L’observation anticipe les incidents, avant qu’ils ne deviennent catastrophes. » Et les vacances ? Si un week-end prolongé au sec est possible avec l’automatisation des tâches essentielles, les congés plus longs exigent presque à coup sûr qu’un gardien temporaire vienne s’assurer que tout va bien. C’est d’ailleurs tout l’intérêt des clubs d’aquariophiles : on confie son bac à la garde d’un autre amateur éclairé qui saura effectuer le geste d’urgence. À moins que vous ne choisissiez un proche : un peu de formation et vous verrez que la passion peut être contagieuse – d’ici à ce que vous vous retrouviez à assurer la veille sanitaire de l’aquarium de votre gardien, il n’y a pas si loin…
Enfin, il ne faut surtout pas négliger ce que dans le milieu on dénomme le waf – wife acceptance factor ou « coefficient d’acceptation féminine »… Afin de le maintenir au meilleur niveau, pas question par exemple de laisser la plomberie et la salle des machines envahir les espaces familiaux ni d’échanger ses vacances au soleil contre un tête à tête avec son Paracanthurus hepatus préféré ! Le couple est unanime : « Un aquarium marin chez soi, c’est une décision réfléchie qui se prend à deux. » Histoire de ne pas transformer le beau récif en règlement de compte à OK Corail…
Paru dans 92 Express n° 162, hiver 2005–2006.