À Châteauvallon1, rencontre entre la jeunesse savante et la maturité fougueuse : Clément Hervieu-Léger et William Christie inventent un nouveau Monsieur de Pourceaugnac. Comme le disait un voisin de fauteuil : poilant !
Grands volumes verticaux vert-de-gris, façades d’immeubles patinées, nous sommes sans doute à Paris dans les années cinquante, les années soixante – ce pourrait tout aussi bien être Berlin, ou Naples. Une grande ville naguère, une capitale vaguement étrangère, hostile peut-être aux provinciaux qui d’aventure s’y aventureraient. Les silhouettes qui passent et repassent sont bien d’époque : Nérine, brune au sourire craquant, aurait sa place dans Mad Men ; Sbrigani, celle de de Niro chez Scorsese. À l’angle d’un pignon, la troupe des musiciens s’est reconstituée autour d’un clavecin orné, copie d’une autre époque. Contraste : la musique et les chants, du Lully pur sucre, n’ont rien de rock’n’roll – à la lettre s’entend, dans l’esprit c’est une autre affaire.
Drôle d’idée, pensez-vous, que de musiquer grand siècle dans les habits des trente glorieuses. Comme toute adaptation, c’est un pari. Mais le jeu est ici plus ambitieux que de déposer Molière dans des rues familières simplement pour faire moderne. Il s’agit tout bonnement de réanimer un genre scénique disparu : la comédie-ballet. Une exotique mixture entre le théâtre, l’opéra et la danse, inventée par Molière et Lully pour un public et une culture – la Cour du Roi – dont on a totalement perdu le sens.
L’argument de ce divertissement privé donné à Chambord avant de connaître le succès à Paris demeure universellement moliéresque. Il l’aime, elle l’aime mais son père ne veut pas de ce gendre-ci et la veut donc marier à un gentilhomme rassis pourvu de qualités plus convenables aux yeux d’un père : Monsieur de Pourceaugnac, juriste de Limoges. À savoir, pour les grands d’alors, nulle part, un hellhole comme dit certain grand d’aujourd’hui. La pièce sera tout du long cliquetante des machineries malveillantes montées par le clan des jeunes pour faire fuir le barbon sentencieux. Mauvaise foi, accusations et vilenies se succèdent : folie, malversation, polygamie, dont Molière use pour faire farce avec le cœur de son théâtre : l’amour, l’argent, les médecins.
Savoureusement baroque, diablement réjouissant
Il faut au spectateur d’aujourd’hui un peu de temps pour complètement verser dans le puits du burlesque, question sans doute d’accommodation à un genre et ses codes devenus flous avec le temps. Une fois la mécanique mise en place, la folie s’empare du plateau, comme à chaque fois que Molière est pris au sérieux, c’est-à-dire à la lettre et sans esprit de. Disons, après la scène des docteurs — laquelle, masquée derrière le discours virtuose, les draps déployés et le monstrueux clystère, a la cruauté glaçante d’une séance de torture. Car Monsieur de Pourceaugnac n’est pas qu’une farce énorme et joyeuse : la regardant froidement, sa férocité est exemplaire, et pas seulement de l’esprit d’alors. Le délire ensuite devient maladie contagieuse, les personnages s’agitent et se percutent comme des particules bombardées par un rayonnement jubilatoire. Tout cela explose dans les scènes de travestissement et de logorrhée provinciale. On y chante, on y joue, comédiens et musiciens partagent l’espace et l’action, on se croise, on s’échange, les filles sont belles, les garçons roublards, il y a un côté Happy Days — on l’avait dit, l’esprit Molière chez Clément Hervieu-Léger est assez rock’n’roll. On y danse aussi, les avocats chantent que la polygamie est un cas pendable avant qu’un Pourceaugnac devenu moitié fou ne s’enfuie en loucedé et toute honte bue. Tous enfin réunis après une dernière facétie entonnent le finale « Ne songeons qu’à nous réjouir : La grande affaire est le plaisir », savoureusement baroque, impeccablement Lully, diablement réjouissant. Au clavecin, William Christie – dont le second degré tout britannique ferait douter de sa naissance américaine – est bien le plus français des maîtres de musique, jouant sur scène d’une complicité chaleureuse et distanciée avec le malheureux Pourceaugnac.
Quant à Gilles Privat, l’un de nos grands moliériens, il incarne un Pourceaugnac poignant, funambule entre le pathétique et le drôle, tout entier entraîné vers cette évidence universelle : on ne devrait jamais quitter Limoges.
Monsieur de Pourceaugnac, Châteauvallon, du 27 au 30 janvier 2016 ↩