Le déclin de l’Empire américain

Dernier lever des couleurs françaises à la Nouvelle-Orléans, École américaine, 1803.
Dernier lever des couleurs françaises à la Nouvelle-Orléans, École américaine, 1803 © RMN

1803–2003 : le bicentenaire de la vente de la Louisiane aux Américains par Bonaparte. Au delà de l’anecdote exotique, l’événement négocié à Rueil-Malmaison est un tournant majeur dans l’histoire des États-Unis.

On savait Malmaison résidence du couple Joséphine et Napoléon. On en devinait l’importance dans le gouvernement de la France consulaire. L’imaginait-on essentielle dans l’histoire des États-Unis ? Car en suivant les visiteurs américains qui s’en viennent en janvier 1803 négocier avec le premier Consul – on reconnaît au premier rang James Monroe, ministre plénipotentiaire du président Jefferson et futur président lui-même – nous voici, si l’on ose dire, à Malmaison Blanche. Mais quel est donc l’objet du débat ? La Louisiane, tout simplement. Non pas l’État qu’on connaît aujourd’hui, grand comme un gros quart de la France, mais la Grande Louisiane, un territoire de plus de deux millions de kilomètres carrés, plus vaste alors que la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal et l’Italie réunis !

La Louisiane, c’est un morceau d’empire colonial taillé sous le règne de Louis XIV, conquis à partir du Mississippi par Robert Cavelier de la Salle qui baptisa les contrées en hommage au Roi Soleil et – peut-être – à sa mère Anne d’Autriche. Le territoire faillit même être plus vaste : Cavelier de la Salle se fourvoie lors de l’une de ses expéditions, rate La Nouvelle-Orléans dans la brume et fonde Fort Saint-Louis… au Texas ! Seulement, le personnage est si plaisant que certains de ses lieutenants préférèrent l’expédier ad patres plutôt que de le suivre dans ses brutales errances. Exit le Texas francophone ! Ainsi amorcée, la conquête ne pouvait que mal finir. Administrée de loin par la compagnie des Indes occidentales du fameux John Law, la Louisiane est la terre du bout du monde. On y déporte à tour de bras – Manon Lescaut a plus fait couler d’encre et de larmes à l’époque que les milliers d’esclaves de Guinée ou du Sénégal. À La Nouvelle-Orléans, on trouve des Français émigrés et leurs fils créoles blancs, des Cadiens chassés par les Anglais des neiges de l’Acadie canadienne vers les bayous louisianais, des métis, des esclaves africains. Et, du golfe du Mexique aux montagnes Rocheuses, les natifs amérindiens pour qui ça ne fait que commencer. Quelques dizaines de milliers de personnes qu’une succession complexe de traités européens va ballotter au gré des alliances et des défaites entre la France, l’Angleterre et l’Espagne – à qui la Louisiane échoit en 1763.

Louisiana
La Louisiane de la grande époque : l’équivalent de treize États américains…

En 1800, Bonaparte se verrait bien reprendre la mise – le temps d’un traité secret avec l’Espagne qui restitue la Grande Louisiane à la France. Seulement, le contexte international, comme l’on dirait aujourd’hui, a changé et le rêve colonial de Bonaparte se heurte à la farouche détermination des Américains qui ont désormais leur mot à dire : plutôt se jeter dans les bras des frères ennemis anglais que de voir l’avenir de l’Union tomber entre des mains françaises ! L’incendie couve et Jefferson envoie de toute urgence ses émissaires Robert Livingston et James Monroe évoquer la question de la Louisiane. Ils sont prêts à tout. Mais certainement pas à la surprise qui les attend : Bonaparte a besoin d’argent, il ne peut tenir devant une Angleterre turbulente et son corps expéditionnaire vient d’essuyer la débâcle à Saint-Domingue. Alors, l’Amérique, les colons et la canne à sucre, connaît plus ! Les négociations qui ont lieu dans la salle du conseil de Malmaison se réduisent vite à une question d’argent. Saisissant l’aubaine, Monroe prend sur lui d’acheter la Louisiane pour 15 millions de dollars, à peine 10 cents l’hectare, une bouchée de pain… Enfin, ça fait quand même un « sacré paquet de piastres » – une fois et demie le produit intérieur brut des États-Unis d’alors – qui enrichira tout autant le pays vendeur que les banques sollicitées. Bien que des voix discordantes s’élèvent de l’autre côté de l’Atlantique – jamais on n’avait payé un « désert » aussi cher – les deux parties au contrat peuvent s’estimer satisfaites : Jefferson a plus que doublé le territoire national, Bonaparte planté une forte épine dans le pied anglais. Quant aux Louisianais francophones et aux Amérindiens, on ne leur a pas demandé leur avis. Le Louisiana Purchase Act est signé à Paris le 30 avril 1803. Le 20 décembre, on lève pour la dernière fois les couleurs françaises sur La Nouvelle-Orléans, capitale de la Basse Louisiane. Le 10 mars 1804, même cérémonie à Saint-Louis du Missouri pour la Haute Louisiane. Avant même qu’il ne fût proclamé, le déclin de l’empire américain était consommé…

Réduite à la portion congrue, la Louisiane n’est plus qu’un souvenir, intégré dans l’union en 1812. Bientôt, de l’Arkansas au Montana, de nouveaux États s’unissent. Restent quelques appellations et singularités. La Nouvelle-Orléans, en hommage au Régent ; Baton Rouge – la capitale de l’État actuel – en référence au cyprès qui servait de bois de bornage. Des noms donnés aux Indiens : les Pieds-Noirs, les Chiens qui deviennent Cheyennes dans la postérité du western. Une culture que l’on dit là-bas cajun, avec l’accent, parce qu’elle vient des Cadiens. Quelques articles d’un code civil napoléonien et une division administrative en paroisses (parishes) alors que le reste du pays s’organise autour de comtés (counties). Est-ce à dire que la vente de la Louisiane n’aura été que cela ? Que nenni ! Car cette année 1803 que les Francophones ne pardonneront jamais à Bonaparte – « la faute à qui donc, la faute à Napoléon… » –, les Américains en ont fait une date essentielle de leur histoire. S’il restait un petit morceau de rocher libre sur le mont Rushmore, juste à côté du président Jefferson, Napoléon pourrait même s’y voir tailler le portrait. Parce que la vente du territoire de la Grande Louisiane, en ouvrant les portes de la conquête de l’Ouest, a notablement contribué à l’établissement des États-Unis. How the West was won ? Thanks to Napoleon !


Paru dans 92 Express n° 147, décembre 2003.