Dans son atelier de Boulogne, le sculpteur Jacques Gestalder a passé l’essentiel de sa vie d’artiste à saisir, dans la pierre immobile, le mouvement des corps et la force des âmes. Farouchement fidèle à la figuration à l’heure des avant-gardes, son œuvre reçoit en 2004 un coup de projecteur inattendu – et sportif.
Nous sommes en 1952. Droite et sèche, presque gracile, la silhouette du sculpteur tourne autour du gigantesque bloc de pierre arrimé dans le jardin de l’atelier. Cet atelier, à deux pas de la Seine, Jacques Gestalder en a choisi le lieu durant l’une de ses fréquentes excursions de nageur. Des terrains vagues, quelques poules vagabondes… Ce sera ici. Le Corbusier, qui est un proche – on a les conseillers qu’on mérite – lui prodigue quelques réflexions d’expérience et Gestalder délaisse quelque temps le ciseau pour la truelle. L’homme est resté discret – ce qui n’empêche pas l’artiste d’avoir les plus hautes ambitions : « Il faut être de la classe de Michel-Ange ou ne pas être… » L’époque est loin du mastic puisé au seau du vitrier dans les couloirs du lycée Henri IV… Il y eut les Beaux-Arts – dans la même promotion que César, mais là s’arrête la comparaison –, les premières œuvres au Salon des Tuileries, la reconnaissance du Salon d’Automne. Puis ce fut la guerre, la Résistance, la déportation. Après son retour au monde, cet Alsacien, convaincu que l’homme doit être grand, fonde avec trois de ses frères de burin le Salon de la jeune sculpture, dans l’euphorie militante propre à l’époque : « Il est nécessaire, au nom de l’art, de détruire les valeurs bourgeoises pour instaurer les valeurs aristocratiques ou populaires. Les premières donnant des géants de la Renaissance et les secondes bâtissant les cathédrales ». Ses pères, Gestalder les nomme Rodin ou Despiau, mais sa parentèle remonte plus haut, jusqu’à l’idéal classique des Grecs et des Égyptiens. Autant dire que ses rapports à la sculpture déstructurée de l’après-guerre sont ombrageux, la figuration restant jusqu’au dernier coup de massette sa raison de faire. Une profession de foi qui ne vise qu’une chose : dégager de la matière inerte l’esprit du modèle. Il s’y attaque chaque fois dans l’équilibre difficile de la sculpture, tiraillée entre l’impossible vivant et le masque mortuaire. Ses modèles fraternisent avec lui, ils s’appellent Jean Cocteau, Louis de Broglie, Paul Claudel, Le Corbusier, François Mitterrand…
Mais si l’on devait choisir une obsession dans l’art de Gestalder, ce serait sa quête éperdue du mouvement. Retour au jardin boulonnais des années cinquante. C’est la nature à peine domestiquée, les feuilles des arbres tutoient le planchéiage apparemment bricolé qui soutient la masse de la pierre. Dans un coin, des éclats de marbre voisinent avec les plantes en pot, les statues achevées semblent sortir de l’humus. « L’ordre cosmique, l’ordre supérieur » dont se réclame l’artiste surgit du chaos. Dans le cliquetis du métal attaquant la pierre, comme domptée, enfin résolue à donner naissance à ce mouvement, on voit émerger peu à peu la chair du sujet. Sculpter selon Gestalder, c’est bouger les corps malgré la résistance de la matière ; c’est aussi le fondement de la danse. Rien d’étonnant donc à ce que les deux univers se soient rencontrés, qu’ils aient fusionné au point de donner le jour à quelques-unes des plus belles œuvres de l’artiste. La danseuse étoile Claire Sombert vient souvent à Boulogne faire le modèle pour des danseuses jaugées à l’antique. Vigueur des muscles, attaches tendues, élans des corps : ce ne sont pas des ballerines de peintre comme chez Degas, mais des danseuses de sculpteur, sœurs de celles de Rodin.
La grande sculpture sur laquelle bataille Gestalder en cette année 1952 n’est pas un danseur, mais un sportif : un chantre aussi du mouvement… Le monumental Athlète vainqueur, commandé par l’Institut national du sport. Le modèle en est Georges Dransart, champion de canoë-kayak. Il a rapporté deux médailles de bronze des Jeux olympiques de Londres, il reviendra avec l’argent de ceux de Melbourne. Pour l’heure, il pose pour l’éternité… Qui sait alors quelle patience il faudra à l’œuvre pour attendre sa destinée officielle dans le complexe de l’Insep ? Cinquante-deux ans d’immobilité dans l’atelier de Boulogne, une patience de pierre… Entre temps, Gestalder a traqué les âmes et les corps jusqu’à la fin de son siècle, formant plusieurs générations d’élèves – dont Clara Delamater, qui prête ses mains à la Camille Claudel d’Isabelle Adjani – et recevant en 2001 la médaille de chevalier des arts et lettres. Ce n’est qu’au printemps 2004 que l’athlète vainqueur s’en est allé rejoindre au temple des sports, dans le bois de Vincennes, le très célèbre Héraklès archer de Bourdelle – et le plus méconnu Discobole du même Gestalder, modelé sur les lignes de Micheline Ostermeyer, athlète (Londres 1948, l’or aux lancers du disque et du poids, le bronze au saut en hauteur !) et concertiste (premier prix de piano au conservatoire de Paris en 1946). La grâce et la force – une alliance qui devait convenir au sculpteur qui se définissait ainsi : « Un homme aux pieds bien plantés sur la terre et qui a la tête dans les étoiles ».
Paru dans 92 Express n° 155, octobre 2004.