Chopin, Barcarolle opus 60. Berg, Sonate opus 1. Boulez, Sonate n ° 3 Formant 3. Janáček, Sonate 1.X.1905. Chopin, Préludes opus 28 (n° 17 à 24).
Au programme du récital donné au temple de Lourmarin1 par le pianiste Florent Boffard : le lyrisme d’hier et comment il diffuse dans la modernité d’aujourd’hui. Intense traversée d’un monde sonore dense, mouvant et fragile, comme animée par le feu sous la glace.
La musique d’aujourd’hui et ses compositeurs, Florent Boffard les connaît sur le bout des doigts. Le piano d’hier aussi. Et savoir inviter la familiarité de l’un dans la complexité des autres est l’un des dons de cet artiste qui traverse constamment le miroir entre l’enfant émerveillé et le conteur évident de choses qui ne le sont pas. En confrontant en cercles concentriques le piano d’un Chopin qu’on croit connaître par cœur à la lignée des modernes – Janacek, Berg et Boulez – il choisit, au-delà de la défense d’un répertoire méconnu sinon mal aimé, de tramer les fils et les motifs de musiques dont on n’entendait pas autant les correspondances.
Frédéric Chopin d’abord, si j’ose dire en tête de gondole avec, justement, sa Barcarolle (1846), sorte de chanson de gondolier dont on – pardon, dont je n’attendais pas grand-chose, ayant sur Chopin une série de clichés à revendre que pas grand-monde n’avait réussi à me faire jeter pour regarder la lumière en face. Et cela commence comme prévu, le chant du piano tombant parfaitement sous les doigts et dans l’oreille, jusqu’à ce que soudain l’inquiétude surgisse, une ombre à peine qui passe, et le soleil glisse de nouveau mais il est différent. Toute l’intention du programme est là : la balance entre l’exaltation virtuose et l’inquiétude des profondeurs.
Dans le sillage de cette Barcarolle, on reviendra à Chopin à la fin du voyage, avec quelques Préludes comme teintés – nervurés, contaminés – par le voisinage de ses trois compagnons de traversée. En choisissant les derniers, les plus solubles dans le doute d’un recueil déjà bien énigmatique – car comment composer entre 1836 et 1839 des morceaux parfois de quelques dizaines de secondes, qui passent du salon des dentelles au cri irradié, comment agencer tout cela en un opéra intérieur fait de tendresse, de terreur et de bravoure, et en prélude à quoi ? – Florent Boffard choisit de tendre jusqu’à l’acier tranchant le fil rouge de son programme. On assiste, sous ses doigts et sans le moindre pathos, à la métamorphose de Chopin : exit le pianiste souffreteux d’une musique bon genre, le voici, entendu dans la lignée de ses successeurs, comme une sorte de Dorian Gray hanté par les fantômes.
La Sonate d’Alban Berg (1910), deuxième pièce du programme et première du triptyque central, affronte le tumulte entraperçu dans les eaux noires que fendait la Barcarolle. Nous ne sommes pas encore dans le vertige assumé de l’atonalité, mais les tempêtes harmoniques et les écueils chromatiques éclaboussent une pièce qui, dans sa course folle, a sans doute croisé la lugubre gondole et le vaisseau fantôme. Et si des correspondances s’installent avec le Chopin qui précède, les temps ont changé, le lyrisme y est plus vénéneux, le tragique plus noir, les eaux plus épaisses où l’on n’ose pas trop regarder le visage blafard qui s’y reflète : serait-ce le nôtre pressentant les catastrophes à venir ?
Contemporaine du vagabondage échevelé de celle de Berg, la Sonate 1.X.1905 de Leoš Janáček vient refermer la boucle centrale du programme. On y chante aussi, mais comme on le ferait, nerveux, le long d’un sentier ténébreux. L’inquiétude, sourde, angoissante ou résignée, est le moteur de cette pièce pour piano qui ne sent pas trop fort le piano, quelque chose qui ne coule pas de source, qui résiste à l’envolée lyrique de la main qui va bien : ça bute, ça hésite, ça s’interrompt sans cesse et ça ne cesse de s’interroger. On pourrait presque toucher les grands éclats âpres du premier mouvement comme certaines densités sonores chez Boulez ; avec de la lenteur et infiniment d’incertitudes, le second vacille, lui, dans un espace sonore moins rempli, mais on ne respire pas forcément mieux dans les vides intenses. À 19 h, en écho, les cloches de Lourmarin tintaient sur les derniers accords…
Et puis au beau milieu de tout ça, au cœur noir du programme, la troisième Sonate de Pierre Boulez – enfin, pour être précis, le troisième “Formant” de cette sonate en cinq dont deux seulement édités, sorte d’œuvre ouverte à tous les étages, combinant la dimension boulézienne du work in progress avec les itinéraires laissés à la guise de l’interprète. Florent Boffard, le pédagogue et le pianiste ensemble, introduit la pièce par quelques mots qui signent à la fois sa profonde admiration pour la puissance créatrice du compositeur et un savoir-faire modeste et généreux en matière de vulgarisation2. Alors en effet, ce n’est pas forcément l’œuvre la plus facile pour entrer sur le territoire boulézien, voilà une musique d’où la narration familière est exclue et qu’il faut aborder comme on écoute un paysage, en cheminant parmi les ombres sonores, comme on passe la main, points et blocs, sur les aspérités et les luisances d’une sculpture sonore. Car cette matière est noire, rugueuse, hérissée d’aspérités, elle est adamantine, elle est glaçure qui s’éternise dans la réverbération. Nous sommes en 1954 – et c’est peu dire que l’époque avait changé et qu’on savait ce qu’il en était des noirceurs du siècle. Aujourd’hui encore, cette pierre d’ombre et de scintillement est toujours aussi tranchante – elle nous invite à festoyer dans l’ivresse sonore d’un repas cannibale servi sur une table rase.
Concentré sur une suffocante tenue du son et des lignes, parfaitement lisible sous le soleil noir et les ombres cristallines, c’est tout le savant agencement de ce programme qui nous explose au visage, éruptif, minéral – toutes images qu’on irait bien chercher dans des paysages de confins et de pôles, de volcans et d’icebergs, là où le feu brûle sous la glace. Abandonnant avec le monde qui s’en va la stature héroïque de l’artiste déclamant la main sur le cœur, Florent Boffard nous propose – pas moins virtuose, pas moins excitante – une autre manière de pratiquer le voyage musical, avec une modernité lyrique qui demeurera la nôtre, encore un peu, tant que tout ne sera pas englouti.
Moment idéal de confrontation du sensible et de l’intelligence, n’eussent été les quelques goujats qui, méprisant les efforts consentis par l’interprète pour nous en faciliter l’accès, manifestèrent sur Boulez et Janáček leur pesanteur par de bruyants soupirs, reniflements entendus, papiers froissés et murmures à l’oreille de leurs pareils, renouvelant hélas une fois encore la parabole de la confiture et des cochons.