Bruce Brubaker, Glass Piano

Récital Bruce Brubaker, abbaye de Silvacane


Programme du récital :
Philip Glass. Metamorphosis n° 2 et n° 1. Études n° 4, n° 2 et n° 5. Mad Rush. Opening. Evening Song (extrait de Satyagraha).


Il y a des musiques qui racontent des histoires, d’autres qui ouvrent des espaces – celle de Philip Glass sous les doigts de Bruce Brubaker relèverait plutôt de l’instant suspendu. C’était au cloître de l’abbaye de Silvacane, dans le cadre du festival de La Roque d’Anthéron1.

Philip Glass est de ces compositeurs contemporains adorés, entre autres, par ceux qui n’aiment pas la musique dite contemporaine – oreilles Louis-Philippe et “néos” y compris. Ce qui fait quelque part mauvais genre et entraîne ipso facto les réticences du sériel auditeur et du chasseur spectral. Or le compositeur ne mérite ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Sa musique – qu’on la dise répétitive, minimale, post- ou ce qu’on veut – vaut plus et mieux, surtout lorsqu’elle passe par le clavier de Bruce Brubaker. Émergeant du Nouveau Monde dans les années soixante, elle s’épanouit dans la consonance, avance dans l’infime décalage et la pulsation perpétuelle, comme animée par une force de réaction – dans tous les sens du terme – et notamment contre ce qui se tramait à l’avant-garde musicale un poil austère de la vieille Europe.

Or, premier paradoxe, Philip Glass est sans doute de ses confrères le plus européen et le plus classique, ses cures de jouvence maintes fois renouvelées dans les bains du rock et du raga n’effaçant pas les années de formation parisienne auprès de Nadia Boulanger. Si l’on a souvent entendu Glass comme le petit-neveu américain de Satie, Bruce Brubaker révèle bien d’autres secrets de famille, toute une parentèle secrète qui vient affleurer à l’occasion d’un miroitement contenu (à l’Image de Debussy), d’un jeu sur les registres extrêmes et la pulsation (le Beethoven de l’Opus 111), voire d’un frisson d’écorché (Schubert en voyageur d’hiver).

Ensuite – et le paradoxe était à Silvacane intensément audible – ce qui peut, parfois, sonner un peu quincaille dans la mécanique du genre – que les adorateurs du maître évoqués plus haut me pardonnent… – devenait ici une exploration quasi rituelle du son et de l’instant. Le son Brubaker, à moins qu’il ne s’agisse du son Glass… Des couleurs qu’on n’avait jamais entendues entre le noir et le blanc et ne sont pas grisailles ; des harmoniques interminables à nous asphyxier, insaisissables jusqu’à ce qu’elles s’envolent, éphémères, et cognent contre les pierres avant de ne jamais retomber ; une musique du presque rien parfois, comme ce dernier bis, nocturne impalpable et frémissant, sauf erreur, de John Adams.

Bruce Brubaker est un musicien de la suspension et de la résonnance, il tient l’équilibre permanent entre la liquidité et le minéral, entre le dense à main gauche et le mat à main droite, entre le carbone noir et l’étincelle du diamant. Avec une propension naturelle – et plus encore ici au concert que sur ses enregistrements qui, déjà, pourtant… – à ralentir le flux, étirer le motif, raréfier l’air, nous emmenant souvent vers des leçons de ténèbres. Et toujours le souci de ne pas, c’est un comble, se répéter – libérant chaque reprise constitutive de cette musique vers un autre espace, un autre moment, un regard de biais – zoom, vue périphérique, concentration ou fugacité. Mad Rush est exemplaire dans le genre, alors que la structure du morceau finirait à la longue, avouons-le, par filer les abeilles aux plus indulgents…

Autant dire donc qu’on avait rarement entendu concert plus passionnant – c’est-à-dire concert où l’on a du grain à moudre et de la matière pour l’oreille. Entendre le rôle de l’interprète, son devoir d’intervention sur une œuvre qu’il bouscule, bouleverse jusqu’à en changer certaines perspectives, et nous questionner – comme on a pu le faire à propos de Bach et de Gould – sur ce qui relève de Glass et ce qui relève de Brubaker. Entendre, on l’a dit, la qualité et les couleurs du son. Le lieu n’y est sans doute pas pour rien : volume idéal, voûtes résonnantes mais pas trop, arcades ouvertes, quelque chose d’exactement adapté – alors qu’historiquement pas du tout – à l’instrument piano, sa puissance raisonnable, sa nudité expressive, sa magie inexplicable.

Jardin du cloître de l'abbaye de Silvacane
Jardin du cloître de Silvacane

  1. Récital Bruce Brubaker, festival international de piano de La Roque d’Anthéron, le 1er août 2015 au cloître de l’abbaye de Silvacane