Seconde partie : à travers les scènes
Bien qu’il ne soit pas raisonnable de couvrir d’encore plus de mots cette musique, on pourrait néanmoins avoir envie d’en cueillir quelques pétales, librement, au gré des scènes.
Prélude
Cela commence par une femme seule debout sur la scène. Qui joue de l’alto. Ce n’est pas celle qui s’est perdue. Plutôt son double, une prémonition instrumentale du drame de la voix à venir. Cela passe par l’intime, la complexité des ressorts et des rythmes, la subtilité des attentes et des tenues. En solo d’abord, comme gratté à l’os. Des doutes, des hésitations, des balbutiements. Le timbre de l’alto s’élève un peu, voix qui halète, se cherche, ne sonne pas vraiment, monte haut mais pas longtemps, s’agite, remue, retombe, parcourue d’un motif rythmique en suspens.
Puis le fil s’enroule aux autres, les cordes vocales de l’alto entrent en résonance avec les cordes, avec les vents, avec les autres ; elles brodent sur la nappe instrumentale qui se gonfle et se tend ; elles contaminent peu à peu la matière orchestrale par leur anxiété diffuse qui se dépose plus qu’elle ne s’impose, à la façon des sédiments. Il y a de l’obsessionnel dans ce prélude, de l’enfermement, de l’affolement d’oiseau qui bute contre les parois d’une cage de verre ; jusqu’au fracas, jusqu’à l’explosion, jusqu’à ce que tout commence.
(I) Dans un taxi
« Secouée dans un taxi, secouée comme un prunier… » Les pétales sont comme tombés à terre et la femme les piétinerait sans les voir. Les lignes sont trépidantes, hachées, hérissées. L’angoisse monte comme un cri, la musique est ouvertement agitée, nerveusement tendue, explicitement excitée : « Les jambes, le pubis, le corps entier plaqué contre le dos du cavalier… » Dans la panique de la voix perdue qu’on voudrait tant retrouver, il y a une sexualité en jachère qu’on voudrait tant revivifier – alors un cavalier, une ombre, un chauffeur de taxi ici ou plus tard un serveur…
(II) Dans un café
Seule, alors que les autres sont deux, « chacun avec sa chacune » – plus abandonnée encore à attendre celui dont on sait qu’il ne viendra pas, pas maintenant du moins, pas lui en tout cas… Alors la voix, on n’espère même pas.
L’atmosphère dans ce café est moins agitée – les lignes fébriles encore, mais moins tranchantes. Les rythmes ressemblent à des vibrations ; à l’arrière-plan, il se passe des choses inquiètes. C’est translucide, mais avec des réserves, avec des effets de faïence fêlée ou de verre un peu sale, aux bords un peu brouillés, là où l’on pose les lèvres, ou comme un reflet poussiéreux dans un miroir.
(III) Dans la chambre
Le lit, la nuit… La voix descend dans le nocturne. Le hautbois sur des draps noirs. On y croit presque à l’espérance de la voix revenue, la dynamique de cette voix qu’on ne doit pas retrouver mais attraper. Mais petit à petit, cela s’éparpille, le nocturne apaisé s’effrite, la ductilité de la voix s’ébrèche sur des paillettes d’angoisse. La tête en arrière tirée par la chevelure, c’est un nocturne à la Mélisande. Le sommeil comme une noyade, en suspens entre le fond et la surface, c’est un nocturne façon Ophélie. Un nocturne impalpable, un mystère sonore aux lignes mélodiques dangereusement attirantes, parce qu’entre deux eaux, il y a la peur de tomber, la peur du gouffre, la peur du trou où l’on enterre…
(IV) Dans le champ abandonné
Hautes herbes, souvenir d’enfance. Le bonheur de s’enfuir, d’échapper à ce qui réfrène la liberté d’avant. Une folichonnerie d’enfance et de sauterelle sous le soleil musical, le fouet des archets sur la peau des jambes, dans cette course poursuite avec au loin l’espérance de la mer. D’autant qu’à l’époque, on s’en foutait de la voix et de ce qu’elle serait plus tard, on était enfant, pas encore fille. D’ailleurs, c’est le souvenir d’autrefois, la couleur de ce qui a disparu qui font la lumière et la chaleur de la musique – parce qu’elles pouvaient être emmerdantes, ces campagnes qui n’ont goût de bonheur que parce qu’elles sont loin dans la mémoire ; on y était seule bien souvent, et bien triste parfois.
Quand le soleil se couche, on l’entend presque. La voix devient une plainte autour du vieux prunier au tronc noirci, brûlé comme elle – « c’est votre mort qui vous prend votre voix » ; et le hautbois avec elle, sur le blanc poignant des pétales, « oscillant dans le vent léger qui lèche la lumière ».
(V) En Italie
Évidemment, on ne s’attendait pas à autre chose… S’ouvrant sur un parlé chanté, la plus longue des scènes – elle l’est presque autant que tout ce qui l’a précédée – reconstitue le parcours musical et vocal de cette voix perdue, de ce qu’elle a été, de ce qu’elle a traversé, de ce mouvement qui court tout au long de l’œuvre, du parlé hésitant au lyrisme à pleine voix quand, justement, la voix est retrouvée ; c’est à dire rattrapée, comme après une chute, devenue peu à peu une fuite, peu à peu une quête, peu à peu une chasse.
Partir vers l’Italie, vers les origines, vers la langue, vers les hommes, vers l’amour. L’Italie de l’enfance, pas forcément l’Italie de la petite fille sage… Parce que c’est aussi l’Italie « des grands oncles très beaux », des hommes très virils et des tables absolument mâles. Une citation de Gesualdo et on imagine la Cène…
Le chant remonte du plus profond, il va croître et grandir et gonfler et prendre toute la place, asphyxier les angoisses et crier sa plénitude. Parce que c’est exactement ce qui va se jouer dans ce mouvement du souvenir et du retour sur les terres des éveils sensuels, des séductions qui ne s’avouent pas encore, des émois bouleversants.
C’est la nuit qui brûle, ça sonne à plein, c’est beau comme le désir. Ça chante très haut, les couleurs changent soudain autour d’une citation de chanson populaire, la voix s’ouvre, enfin, et derrière, devant, partout, l’orchestre est au complet, impatient. Il y a du battement de cœur et du coup de théâtre quand s’avance la silhouette de l’inconnu, accompagnée par les litotes du jeu de la séduction, quand se réconcilie la voix avec la voix des disparus. Cette nuit-là, l’orchestre ne joue pas nocturne mais quelque chose de beaucoup plus sensuel, de beaucoup plus incandescent où la mer aussi tient son rôle, poissons et algues frôlant la peau et là, la nuit ne fait plus peur, le corps, la chair ne font plus peur.
Dans un dernier interlude musical, au lyrisme déchaîné, on entend sonner à plein la puissance passionnée de l’orchestre. À cet instant précis des retrouvailles avec… la voix, la féminité, la reconquête libérée et comme toute nouvelle des chemins amoureux. La jeunesse aussi, car l’amour est toujours une jeunesse. Tout s’emballe à chaque pupitre, les rythmes dans la poitrine, les éclairs dans le ventre, les pressions dans la gorge. Une montée de joie à en perdre la tête, un crescendo explicite, comme un écho épanoui de la triste chevauchée fantasmatique du début de l’œuvre. Il faudrait être un tantinet pudibond pour ne pas entendre l’orgasme musical…
Viennent ensuite l’apaisement et l’assiette de fleurs de prunier, une gourmandise dont les « pétales en se déposant sur nos langues sont les prémices du baiser ». Les prémices ? L’orchestre semble avoir pris un peu d’avance et cette délicatesse sonore est une friandise incomparablement plus suave et élégante – encore que du même domaine – que le cliché de la cigarette partagée sur l’oreiller…
Première partie : à propos des Pétales dans la bouche, site de Laurent Cuniot