Au lendemain de la création de Reverse Flows, de Laurent Cuniot, à la Maison de la musique de Nanterre1. Ce lendemain flou, extensible – disons-le : métaphorique, qui sépare les baguenaudeurs des physiciens, et les rédacteurs des musiciens.
Au lendemain, comment transmettre quelque chose de cette musique ? Échanger quelques pierres gravées avec ceux qui y étaient, déposer un cairn pour ceux qui n’y étaient pas, baliser le chemin imaginaire en vue d’inciter à l’excursion ?
De lendemain en lendemain, et chaque lendemain plus difficilement, se retrouver en surplomb au-dessus du souvenir de cette musique qui s’amenuise à mesure que passe le temps des mesures, des mouvements, des tournures. À mesure que les lendemains s’avancent et se retirent haut comme la marée, ils déposent encore quelques fragments de mémoire, des mousses, des algues, de moins en moins ; bientôt ne restera rien des formes et des figures, même si certains cristaux s’enkystent, sinon le mirage des émotions ressenties. Autant dire quelque chose de pas bien net, une bouffée, un arrière-goût, de petits arrangements avec la langue.
Car pour nous, beaucoup d’entre nous, qui étions dans la salle et me ressemblent dans l’infirmité de l’instant, il y a l’intense mélancolie de regarder l’espace se vider. Rejouez-nous ça, que diable ! On voudrait la réentendre… Plusieurs fois, autant de fois qu’il sera nécessaire à nous qui n’avons pas le privilège de l’écoute intérieure ni le don de la persistance auditive.
Se souvenir aujourd’hui de Reverse Flows. Comme d’une affaire de renverse de courants, de bouillonnement là où les flux s’opposent, d’accélérations là où les forces conjuguent, de brillances apaisées là où les contraires se neutralisent jusqu’à l’étale. Se souvenir de l’autorité et de la fragilité de l’alto, si complexe et pourtant si chantant, appassionato e cantabile, comme un Stabat Mater pour cordes – et ce n’est sans doute pas rien que l’altiste soit femme, sœur musicale de la voix qui chantait avec des pétales dans la bouche…2
Se souvenir du lyrisme assumé, poussé au delà de, exacerbé jusqu’à la saturation des cordes ; des instants miroirs réverbérés sur les instruments à vent, flottant, suspendus ; des brillances et des accélérations des percussions.
Se souvenir des gestes de l’électronique, de ses vertiges, des vides où le reste se penche, du crépitement des fusées sonores, des cavalcades percussives ; et de tous ces moments où on ne sait pas que c’est elle qu’on entend, hantise mystérieuse, indispensable et discrète.
Se souvenir du souffle qui se resserre, des battements du cœur sautant une marche – cette impression inimitable d’oppression respiratoire qui, combinée au frisson, signe la musique qui importe et nous emporte.
Impossible de distinguer aujourd’hui les articulations ni les mouvements, seulement retenir les vibrations subjectives, et le sentiment d’une écriture “classique” – ce n’est pas une injure, mais le signe d’un lignage, d’une cohérence, d’une inscription dans un mouvement qui absorbe et renouvelle, sans faire table rase ni accommoder les restes.
Ainsi que – car on finit toujours, quels que soient le regard et les mots, par plus ou moins ouvertement parler de soi – de quelque chose de très fugace et d’infiniment solide pourtant, qui s’approcherait de la joie, celle de partager une même écoute avec son fils, sur deux générations qui n’étaient pas forcément nées pour entendre comme cela.
Reverse Flows, pour alto, ensemble et électronique, créée par Geneviève Strosser et TM+ sous la direction de Marc Desmons, le 23 juin 2015 à Nanterre dans le cadre du festival Manifeste 2015 de l’Ircam ↩
Reverse Flows prend sa source dans le prélude de l’opéra pour voix seule Des pétales dans la bouche ↩