Farid Bentaïeb

Co-créateur du festival MarTO, le directeur du théâtre Jean-Arp de Clamart nous invite1 à passer la nuit avec des marionnettes…

 La marionnette est un art au royaume de la bricole. Imaginez un objet, immense ou minuscule, posé là, inerte, et puis à un moment donné le marionnettiste s’en empare, alors tout à coup quelque chose se met à vivre… C’est du théâtre extraordinairement émouvant : on a plus encore qu’ailleurs l’impression de voir la chose naître, de comprendre un petit peu mieux le miracle de la création.”

Silhouette impeccable du danseur, regard acéré et voix placée de l’acteur, Farid Bentaïeb confesse un goût pour le théâtre généreux : voilà un professionnel qui aime l’art et les gens ! Cela commence par la découverte des textes durant la scolarité, puis viennent les premières émotions de spectateur : Koltès-Chéreau aux Amandiers de Nanterre – « d’ailleurs la reprise dix ans plus tard de Dans la Solitude des champs de coton avec Pascal Greggory et Patrice Chéreau est le plus beau souvenir de spectacle de ma vie ! » – aussi bien que la représentation maladroite d’un Barbier de Séville vécue sous un préau de collège presque comme une expérience sensuelle. « Même si ce n’était pas terrible, il en reste quelque chose qui est du domaine de la transmission. » 

Le mot allume une petite lumière qui éclaire le parcours : « Comme acteur, j’ai vite eu l’impression de ne plus vraiment être en phase avec la société. J’étais frustré de ne pas être plus en prise avec la vie de la cité. J’ai alors eu envie de travailler dans un théâtre, de devenir une courroie de transmission entre des artistes et du public ».

Au delà de celui qui vient spontanément dans les lieux de culture, il y a le public qui n’irait jamais si on n’allait pas le chercher : « Pour que ces personnes découvrent que les spectacles et les lieux ne sont en rien “excluant”, qu’ils sont accessibles au plus grand nombre. »

La question ne manque pas de surgir au moment où culture et économie culturelle tendent à se confondre : est-ce que cela fonctionne ? « La réponse est oui, dans une modeste proportion. Mais est-ce que c’est grave pour autant ? On ne se pose pas la question à propos du foot, même si un pourcentage immense de la population ne va jamais au stade parce que ça ne l’intéresse pas. Il y a quelques années, Pierre Ascaride, alors directeur du Théâtre 71 de Malakoff, affichait comme slogan : “On n’est pas obligé d’aller au théâtre !” C’est la mission de sensibilisation qui est importante. »

Avec comme compagnons de jeu le même Pierre Ascaride et Gérald Chatelain du Théâtre des Sources à Fontenay-aux-Roses, Farid Bentaïeb invente en l’an 2000 le festival MarTO, soutenu par le conseil général. « La marionnette – la dénomination comprend le théâtre d’objets et aussi des formes très mêlées qui vont jusqu’au numérique et aux arts plastiques – était de plus en plus utilisée par des metteurs en scène pour élargir leur palette artistique. En parallèle, une jeune génération de créateurs, issus entre autres de l’École nationale supérieure de la marionnette à Charleville-Mézières, débarquait en disant : il y a autre chose après Guignol ! Le festival MarTO, c’est exactement cela : avoir l’envie de parler aux adultes du monde d’aujourd’hui sans être réducteur ni édifiant. »

La marionnette du XXIe siècle se promène depuis en toute liberté dans un univers qui associe l’art et l’artisanat. « Les marionnettistes sont continuellement en va-et-vient entre l’atelier et le plateau. On construit, on expérimente, on retourne à l’établi faire des modifications. Tous ces gens-là sont des fabricants dans l’âme et des techniciens fabuleux. On ne s’improvise pas manipulateur, c’est un métier qu’on apprend, ce sont des techniques de regard, de distanciation, de dissociation du corps ».

Et quand on aime les marionnettes, pourquoi ne pas passer une nuit entière avec elles ? La Nuit de la marionnette, invitation lancée d’abord comme une boutade, ce sont quatre cents spectateurs répartis en cinq groupes, une déambulation nocturne entre une dizaine de spectacles et un temps de pause repas. « C’est un joyeux… bazar ! Il y a des spectacles partout, au plateau, dans les bureaux, parfois dans le parking… Entre les spectacles, on échange, on fait des pauses, il y a un coin dodo tout en haut. On court un peu quand on est en retard. Vers 3 ou 4 h du matin, les groupes se recomposent, on finit à l’aube à deux cent cinquante ou trois cents autour d’un petit déjeuner. Épuisés mais heureux. Parce qu’au cœur de la nuit, un spectacle ne se vit pas de la même façon. Le rire devient explosif. Et parfois, quand des formes flottent dans la pénombre d’une scène, le vrai, le rêve, on ne sait plus bien où on en est… »


Paru dans HDS.mag n° 38, novembre–décembre 2014.


  1. le 22 novembre 2014