Rencontre avec le chef Leonardo García Alarcón qui dirige sa Cappella Mediterranea jusqu’au 15 octobre 2019 dans Les Indes Galantes de Rameau : une première baroque à Bastille, à l’occasion des 350 ans de l’Opéra national de Paris.
À 43 ans, les premières ne lui font pas peur : l’opéra-ballet Les Indes Galantes marque la première intervention d’un orchestre baroque dans l’espace de l’Opéra-Bastille. « Le son des instruments d’époque y circule mieux qu’à Garnier », précise-t-il dans un français impeccable coloré par la gourmandise de l’accent argentin. La saison passée, c’était la résurrection de La Finta Pazza, premier opéra de Francesco Sacrati, joué en France en 1645 devant Louis XIV enfant. D’ailleurs, rien ne semble faire peur au chef baroque le plus demandé, et le plus célébré, du moment. À quelques semaines du lever de rideau, la grande foule des répétitions se presse sur le plateau autour de la distribution vocale la plus éblouissante du monde francophone : Sabine Devieilhe, Jodie Devos, Julie Fuchs, Florian Sempey, Mathias Vidal, Stanislas de Barbeyrac… Sans jamais se départir de son sourire et d’une énergie radieuse, le maestro relance la basse continue, du geste et parfois de la voix : « Oui, je sens quand on est en train de mourir… J’ai une alarme contre la paresse musicale ! » s’amuse-t-il ensuite devant sa tasse de thé. Quel est le secret de cette apparente décontraction ? « Diriger l’opéra, c’est l’art de l’humilité. Vous devez faire des concessions avec les corps de métier, le metteur en scène, les forces et les fragilités des chanteurs, et puis avec la puissance d’un compositeur qui soudain est là, devant vous. Quand on me demande quel est mon métier, je réponds que je fais de la science-fiction ! La science, c’est la partition, le compositeur, l’époque. La fiction, c’est la rencontre avec le dramaturge, les nouvelles idées, l’espace. Au commencement, vous devez être un Monteverdi qui dissèque la nature des émotions humaines, et à la fin, vous ne pouvez plus avoir de doutes, vous devez être un Lully ! »
L’enfance de l’art
À La Plata, en Argentine, l’enfant Leonardo tient son prénom d’une mère peintre, et son premier goût pour la musique d’un père employé de banque qui composait pour sa petite sœur et lui des chansons quotidiennes. Il apprend le piano mais l’explosion intérieure se cache encore dans les merveilles d’une encyclopédie de la musique avec cassettes que sa grand-mère lui offre fascicule après fascicule. « Vous savez que Buenos Aires et New York sont les villes qui comptent le plus de psychanalystes sur la planète… Je devrais peut-être faire une sorte de thérapie par régression pour expliquer pourquoi la musique est devenue une évidence. Beethoven a déclenché une grande énergie vitale, se souvient-il en citant le numéro de chaque fascicule concerné, je dansais dans le jardin, je ne pouvais pas m’arrêter. Avec Schubert, je me suis enfermé dans ma chambre. Je pense que j’ai découvert pour la première fois avec Chopin ce qu’était l’état amoureux. Je ne me suis pas bien entendu avec Liszt : il y avait chez lui quelque chose d’une adolescence que je ne voulais pas encore connaître. Mais quand j’ai entendu Bach… J’avais 9 ans, j’ai dit à mon père qui était en train de se raser : je n’aime plus ta musique, papa, j’aime la musique de “Batch”, comme je le prononçais à l’époque ! Et mon père m’a répondu : on verra s’il habite à Buenos Aires et s’il peut te donner des cours ! »
Musique baroque et populaire
Le musicien découvre la musique ancienne avec les plus grands baroqueux, Leonhardt, Harnoncourt, Christie, Herreweghe, Jacobs, qui se succèdent au Théâtre Colón de Buenos Aires, « la plus belle acoustique du monde ». À 19 ans, il part à Genève comme on part à l’aventure, suivre au conservatoire l’enseignement de la claveciniste Christiane Jaccottet. Il y travaillera avec Gabriel Garrido, « le gourou des émotions humaines », dont il sera l’assistant. Depuis, le chef impose un baroque vif, solaire, aussi documenté qu’il est incarné. Francesco Cavalli (1602–1676) est devenu son ami, il se demande à chaque coup de baguette s’il est digne de ce Jean-Philippe Rameau (1683–1764) qui le regarde défendre son œuvre. « Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, l’artiste qui ne parvenait pas à attirer l’attention du plus grand public était un médiocre… C’est quelque chose qui est plutôt mal vu par beaucoup d’intellectuels aujourd’hui ! Le changement date du Romantisme, avec la figure du compositeur seul et génial. Mais cela allait de pair avec la science de la composition la plus parfaite. Ce qui fait une autre grande différence avec aujourd’hui… Je pense que le renouveau du baroque a comblé un certain vide dans l’art au XXe siècle. Et je suis convaincu que l’esprit du baroque, les codes inventés depuis Monteverdi dans le laboratoire musical des émotions humaines, continuent à exister dans toutes les musiques populaires du monde. Pour un Latino-Américain, c’est très palpable. »
Une lignée argentine
Leonardo García Alarcón n’est pas tombé seul du ciel bleu et blanc du drapeau argentin : il appartient à une impressionnante lignée de musiciens : Carlos Kleiber, Martha Argerich, Daniel Barenboim, pour ne citer que les plus connus. « Nous apportons ici une énergie du Nouveau Monde. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que ce soit un Américain, William Christie, qui a redécouvert le baroque français. Pour moi, fêter les 350 ans de l’Opéra de Paris, c’est lui rendre hommage et aussi, avec Les Indes Galantes, rendre hommage aux “sauvages”, à ce que les étrangers ont pu apporter à la musique depuis la naissance de l’opéra. » Cette production ne fera sans doute pas l’unanimité : peu importe ! Au contraire, Leonardo García Alarcón hait les tièdes ; dans un grand éclat de rire, il cite Borges : « Notre grand écrivain national disait qu’il faudrait engager trois journalistes parisiens pour détruire votre œuvre, afin de repartir vers quelque chose de neuf ! »
Paru sous pseudonyme, septembre 2019