Les premières fois ont de l’importance, chacun sait. Dans le domaine des rencontres artistiques pas moins qu’ailleurs.
Je me souviens de ma première gourmandise de poème, de mon premier chavirage musical ; je me souviens, la première fois, les peintures de Raphaëlle Pia. En bord de Seine, La Bonne Heure, les eaux salées de la baie de Somme ruisselant sur les toiles – il y avait d’ailleurs aux murs quelques Rives et Effilochages retrouvés ici, compagnons d’avancée d’une peinture qui se déploie, vagabonde, d’inventions en surprises. « Les pigments comme le sel cristallisé dans le creux du sable, là où les pas ont passé, à la lisière de la marée quand elle s’évapore sous la lumière. C’est une drôle de peinture du presque rien, le velouté d’une matière absente. »
Assis sous le grand Sables 3, des étudiants américains discutaient d’amour et d’avenir, rarement peinture n’avait autant palpité.
Les fois suivantes aussi, sinon il n’y a ni mémoire, ni retrouvailles.
Il pleuvait donc sur Lisbonne comme il sait pleuvoir en front de mer : atlantiquement. Un bâtiment discret au-delà d’un parc, la fondation Arpad Szenes-Vieira da Silva, le travail d’un couple de peintres qui avançaient ensemble, disposé sur les trois niveaux d’une ancienne manufacture de soie – ça ne s’invente pas ! Tout en haut, une grande salle avec ses dernières œuvres à lui : c’était comme dans la chanson, j’avais voulu voir Vieira et je voyais Szenes ! De grands paysages côtiers, marins, désertiques où je retrouvais certaines fraternités d’espace et de couleur : je regardais Szenes et j’entendais Pia…
Arpad Szenes, on en a parlé, plus tard, dans l’atelier parisien où Raphaëlle Pia travaille, à une ombre à peine des fantômes du Père-Lachaise. De Szenes et d’autres – Pollock, Rothko, Zao, Soulages – tant il est vrai qu’un artiste quel qu’il soit n’est pas un rocher perdu mais un fragment d’archipel.
Parlé de la modernité et de la tradition, d’une histoire qui se défait et d’une peinture en train de se faire, des premier, deuxième et de tous les autres degrés qui mesurent, dans l’art d’aujourd’hui, la dilution du sensible dans l’esprit de dérision. D’un travail en cours surtout, d’une exposition à venir qui ne portait pas encore de nom, ce qui n’empêchait pas, au gré des tissus flottants suspendus, de sentir le temps construire la peinture et d’en voir monter les marées ; les effets dans le ciel, les marques inscrites, les traces demeurées. La couleur y était une teinte prise dans la trame du tissage, une alluvion de pigment, une allusion. Rompue, comme toute couleur de nature lorsqu’on n’a pas choisi d’exprimer sa furie de fauve. La couleur, celle qui éclabousse comme celle qui s’infiltre, Raphaëlle Pia connaît, elle en parle avec ses roses immenses et les lions affrontés des chapiteaux romans.
Ici, c’est autre chose. Une route de la soie qui passerait par la maison des marées…