Olivier Py, acteur, auteur, chanteur, poète, traducteur, metteur en scène, bref homme de théâtre total, monte le Roi Lear de William Shakespeare.
La vision qu’il en offrait cet été au public du Festival d’Avignon, dont il est le directeur, place le langage au centre de tout, des illuminations comme des catastrophes. Il y a quinze ans, dans l’Épître aux jeunes acteurs pour que soit rendue la parole à la parole, Olivier Py écrivait : « Un monde où les mots ne valent plus rien, ne valent plus les trois sous de salive humaine qui les portent, un monde où l’obsession du mensonge est souveraine est un monde de fous. » Son Roi Lear est l’aboutissement de cette foi dans la valeur du langage : quand le doute s’y installe, quand son rôle n’est plus que de servir les intérêts combinés du pouvoir, de l’argent et de la technique, c’est alors que s’ouvre la fissure, irréparable, de la banalisation du mal, de l’extermination systématique, de la fin d’un monde. D’une noirceur inédite dans l’œuvre de Shakespeare, Le Roi Lear selon Olivier Py semble contaminé par les catastrophes du XXe siècle auxquelles nous n’avons pas encore trouvé de cordon sanitaire. « Le XXe siècle met fin à l’ère politique, cet espoir plus grand que les religions et qui a connu une fin aussi tragique que celle de Lear, c’est-à-dire une fin sans survivants. C’est cette histoire que nous devons raconter encore et encore, pour trouver dans ses ruines les pierres de touche de la reconstruction. »
Depuis la création en Avignon, on a tout entendu sur cette production d’Olivier Py. Le pire surtout, sur un spectacle braillard où l’on ne comprendrait rien à rien, un ratage, un naufrage, un désastre. Et qu’en est-il lorsqu’on se retrouve1 – si l’on ose dire, presque à reculons – devant cette scène dressée immense, de bois de suie et de terre, où les néons pendus proclament l’adresse de Lear à sa fille Cordelia : « Ton silence est une machine de guerre » ? L’un des plus beaux et des plus puissants Shakespeare qu’on puisse imaginer, à se demander si l’on a bien vu le même spectacle !
L’impossible langage nous entraîne dans le désastre d’une longue et très douloureuse descente dans les enfers de la folie. Où le roi, s’asséchant caverneux de scène en scène, de ruptures en trahisons, brisé par les amours fallacieuses, se creuse et s’efface, fantôme contre la clameur du monde, laquelle bataille, vole, torture pour finir dans ce trou sans fond où tout, et le monde avec, va disparaître. Où les fils s’entredévorent, beaux comme le gibier sauvage qu’on assassine, où les filles déchirent l’héritage comme des harengères le papier d’emballage souillé qui sent mauvais. Où les amis fidèles tonnent derrière le masque mais c’est trop tard. Une descente aux enfers où c’est le fou – le bouffon – qui l’est le moins, chantant cabaret à faire rire ce qui devrait nous faire pleurer. Et nous fait pleurer d’ailleurs – peut-on résister sereinement à l’émotion tremblante de cette fin dernière, les retrouvailles blessées du père et de la fille avant l’ultime massacre ? Le réalisme n’est certainement pas l’horizon indépassable du poète Py – son émotion, c’est dans le langage et sa mise en scène, au sens propre, qu’il nous la balance au plexus, généreux jusqu’à l’excès, mais y a‑t-il une autre façon de faire Shakespeare ? Jamais au contraire la pièce n’a semblé aussi lisible dans sa noirceur, aussi directe dans sa profusion. Le mérite en revient – en première ligne comme on dit à la bataille – à la traduction d’Olivier Py lui-même : violente, savoureuse, d’aujourd’hui. Son Roi Lear en devient une machine de guerre effroyable de notre temps. Apocalypse mots…
Version alternative parue dans HDS.mag n° 43, septembre-octobre 2015, à l’occasion de la première en Île-de-France au théâtre des Gémeaux à Sceaux.
Théâtre Liberté, Toulon, 4 et 5 novembre 2015. La Criée, Marseille, du 19 au 21 novembre 2015 ↩