Composition de Laurent Cuniot, pour sextuor à cordes. Durée : 23 min. Création : 23 mars 2013, Principauté de Monaco (Printemps des arts de Monte Carlo) par le Quatuor Ardeo avec Christophe Desjardins, alto, et Éric-Maria Couturier, violoncelle.
Mouvements enchaînés : Place MY – Lac – Dialogue du ciel et de la terre – Appels 1 – S’accorder au temps des astres – Poecile (le cirque est à l’image du ciel) – Appels 2 – Entre la lumière du jour et le ciel de la nuit – Ritorno
Villa Adriana – la villa d’Hadrien comme on l’écrit de ce côté-ci du monde latin – ce sont les ruines fastueuses de la résidence romaine d’un empereur qui fut sage et savant et a traversé les siècles un peu par les pierres et beaucoup par la littérature. Avec pareil parrainage, on aurait pu imaginer Villa Adriana, pour sextuor à cordes, comme une composition monumentale, un péplum sonore, l’empire de Rome figé dans la raideur du marbre… Mais non. Il y a tant de passion dans cette musique, tant de mouvements et si peu de masses qu’il y est moins question d’architecture que de vivant. C’est à une aventure humaine que nous sommes invités : « murmure et fête à hauteur d’hommes », disait le poète quand il daignait redescendre parmi nous.
Cela commence là, Place MY : une ouverture et des promesses à l’entrée du domaine, à l’entrée de l’œuvre – sous les initiales de celle qui a sauvé Hadrien de la mémoire confuse des douze Césars et caetera.
Puis tout de suite, Lac, ce qui s’y passe autour, dessus et dessous la surface. Une énergie, une volonté. L’énergie fulgurante des violons, la volonté d’avancer, avancer encore avec les altos et cette inquiétude permanente aux violoncelles. Lignes mélodiques en suspens, motifs rythmiques du suspense… Il y a du geste et des envolées, c’est urgent, décidé, volontaire. Et ça ne cesse de s’interroger.
Les morceaux brisés de la mémoire impériale, on les trouve peut-être dans les Appels implacables, dans la frénésie du climat de Poecile (le cirque est à l’image du ciel). L’auditeur imaginatif, qui ne craint rien pas même le contresens, pourrait éventuellement entendre le lointain écho des cavalcades, le fracas des hordes s’écrasant contre les murs de pierres et de glace à l’extrême nord du territoire connu, si loin de Rome, la fureur des alarmes et l’angoisse du vide au-dessus de nous. C’est comme une fuite en avant, c’est comme être chassé par on ne sait quoi qui nous rattrape et qui vient d’on ne sait où, sinon que c’est plus fort – le temps, les dieux, l’infini silence des astres – et qu’on n’y échappera pas. Mais le musicien à l’oreille mieux avisée sait bien que ce sont surtout des contrastes – de valeur, de rythme, de tempo – des lignes d’énergie pour circuler entre les zones de méditation.
Parce que si le territoire géographique de la Villa Adriana s’arpente physiquement, d’un pas presque familier – c’est une campagne qui vous poigne le ventre tant elle est belle –, la musique, elle, ouvre vers des ailleurs.
L’un est cette chose incommunicable, dont on se demande d’ailleurs pourquoi s’échiner ainsi à essayer de la capturer avec des mots alors que la musique la laisse éclater en pleine liberté : l’enthousiasme intime d’être là, dans ce domaine à peine plus grand qu’un morceau de colline et tellement plus grand que l’univers connu, c’est le Dialogue du ciel et de la terre. Ressentir, à chaque pas, chaque crissement d’insecte, chaque bruissement d’oiseau, à chaque tache de lumière sur la pierre usée, la beauté des choses qui nous dépassent, l’amour qu’on y porte et le parfum de la femme qui nous y accompagne.
L’autre, c’est l’écoute de l’infini : comment S’accorder au temps des astres ? Écho peut-être de ce qu’on appelait jadis la musique des sphères, on y entend le vertige des spectres sonores, le noyau crépitant des particules et les espaces immobiles de matière noire. Il y a du vide dans cette musique et de la profusion, de la nébuleuse et de la densité, des collisions d’atomes et du trou noir.
Avec ses lueurs étales et ses arêtes vives, ses résonances qui brillent et ses arêtes tranchantes au goût de métal, le sextuor à cordes devient un outil d’observation cosmique. En astronomes fascinés, à l’écoute du spectre des couleurs, les six instrumentistes explorent la courbure des glissandos, manipulent le grain crépitant des pizzicatos, mesurent la pulsation des émotions humaines. Entre la lumière du jour et le ciel de la nuit, plus rien n’est stable, les références basculent : la plainte est une lumière, l’inquiétude une joie, la musique une mécanique quantique. Et dans le murmure des choses de la nuit, s’entendent des secrets que l’on connaît tous mais qu’on ne sait pas bien dire : heureusement, il y a le lyrisme du murmure, cette ligne de chant qui tient les choses comme une ombre lumineuse.
Villa Adriana, c’est tout cela et sans doute pas mal d’autres choses. Une aventure d’homme qui se regarde au miroir des étoiles, une balade de rien sous le soleil écrasant la pierre, une excursion aux confins, entre angoisse sereine et méditation impatiente. Jusqu’au bout, puisqu’il faut bien finir, jusqu’au Ritorno, quand volettent les pailles de lumière et les fusées d’artifice, en une longue séduction un peu folle qui nous embarque – ou bien nous ramène – dans la pulsation de quelques morceaux de notre vie, quelle qu’elle soit.
À propos de Villa Adriana, sur le site de Laurent Cuniot