Orchestre symphonique de Mulhouse, Quatuor Arditti, Claire Désert, Florent Boffard, Nelson Goerner, Tedi Papavrami, Marc Coppey, John Mark Ainsley : Festival Beethoven, œuvres de Beethoven et Boulez.
En grande formation et en petit comité, sur trois jours et une belle unité de style, voilà un festival Beethoven à taille humaine où l’on ne risque ni l’ennui ni la saturation.
Beethoven, trop souvent figé dans son masque mortuaire comme une statue de Commandeur, traîne une image trompeuse de vieux lion grincheux, lui qui en mourant épuisé à 56 ans n’aura jamais pris le temps de devenir vieux. L’essentiel du programme tiendra donc dans la décennie 1802–1812. Musique brillante, révolution en marche que rien n’arrête, front levé haut, c’est la période qu’on a appelée « héroïque » – parce que nous aimons à ranger les génies dans des boîtes, cela facilite notre consommation… Les principales compositions datent des années prodigieuses, entre 1804 et 1807. Ce n’est plus le jeune loup qui partait à Vienne avec des dents à décroisser la lune, pas encore le solitaire dans la tourmente hanté par l’avenir. Beethoven a trente-cinq ans, Mozart est mort, Haydn est vieux, le romantisme attendra encore un peu. Ici, on commence à bâtir pour l’éternité et, malgré les misères cruelles de la surdité, la musique souffle fort.
Du très connu donc et du moins couru. D’un Concerto pour violon unique à la formule unique d’un Triple concerto pour violon, violoncelle et piano. Le lyrisme vocal des Lieder gagne celui du Concerto pour piano n° 4. Les virtuosités inédites des sonates pour piano contemporaines envahissent le terrain, l’invention généralisée fait craquer les gilets jusqu’alors trop étroits de la musique de chambre. Il y a des fiertés, des ambiguïtés et des contrastes : l’immensité de la Troisième symphonie qui invente des émotions musicales pour les décennies à venir, la fraîcheur de la Quatrième avec sa part de mystère, le geste affirmé de la Cinquième, qu’on n’écoute plus parce qu’on croit la connaître et qu’on a tort.
Pour mieux entendre les rugissements de ce lion à crinière hérissée, il faut tendre une oreille d’aujourd’hui. On aura donc le compagnonnage d’un compositeur qui fut jeune loup avant d’être lui-même fauve flamboyant, voire statue du Commandeur. Cent petites années séparent la naissance de Pierre Boulez de la mort de Ludwig van Beethoven. L’un nous parle d’un monde oublié où tout semblait possible, même les révolutions, l’autre nous fait toucher les angles vifs du siècle d’après la catastrophe, quand tout est à réinventer. Les langages, les enjeux, les univers, rien de commun — sinon l’essentiel : la virtuosité créative, l’architecture des émotions, l’empreinte persistante sur la postérité.
Alors, comme pour commencer ce festival sur un coup de fouet des archets : la Grande Fugue, incursion dans les dernières années prophétiques de Beethoven. Une œuvre à couper le souffle, surhumaine, vaguement effrayante. En écho, le Livre pour quatuor de Boulez, d’une virtuosité presque impossible, prouve qu’on n’en aura jamais fini avec la modernité.
Plaquette de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, saison 2013–2014.