Verrà la morte

Composition de Laurent Cuniot, pour clarinette solo et orchestre. Durée : 25 min. Création
le 24 avril 1997 au Théâtre de Poitiers. Philippe Berrod, clarinette, orchestre Poitou-Charentes, direction : Pascal Verrot.

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Le cycle Verrà la morte : Prélude – You, dappled smile – Lo spiroglo dell’alba – Verrà la morte – La casa – Sangue di Primavera – Last blues

 

Comment s’y prendre pour partager émotions et repères à propos de Verrà la morte, pièce orchestrale composée autour d’un cycle de poèmes de l’écrivain italien Cesare Pavese ?

Difficile, tant la poésie lapidaire – au sens du travail de la pierre précieuse, angles vifs et feux chatoyants – couperait la langue de qui viendrait y mêler la sienne. Plus que difficile : imprudent, tant il y a ici de nuages et de drame accumulés.

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi — La mort viendra et elle aura tes yeux… Il faudrait d’abord régler la question des malentendus autour du poème – emblématique de Pavese et tellement manipulé qu’il finirait par s’user comme un vieux drap d’hôpital.

Alors, il y a les faits : Cesare Pavese, quarantenaire adolescent éternel, écorché sous sa plume, éperdu d’amour pour une qui l’était moins, aurait pu être une autre et n’était peut-être, tout simplement, tout cruellement, que la vie telle qu’on la rêve – oui, Cesare Pavese s’est suicidé le 27 août 1950 dans une chambre d’hôtel, laissant sur la table de chevet les papiers écrits quelques mois plus tôt : « la mort viendra et elle aura tes yeux ».

Écouté comme ça, en faux symbole idéal d’une légende noire, Verrà la morte égarerait l’auditeur vers l’ombre d’une musique dépressive, morbide et mortuaire.

Eh bien non, surtout pas. Et c’est peut-être ainsi qu’il faut aborder cette composition : pour ce qu’elle n’est pas, avant tout. Et marquer, borne après borne, la face cachée du texte trop célèbre, laquelle, une fois n’est pas coutume, serait lumineuse.

Commencer par cela : Verrà la morte n’est pas une composition illustrant un rituel de mort annoncé. Elle ne met pas en musique le poème, mais construit une matière autonome autour du recueil en son entier, une dizaine de textes dont la mort n’est qu’un accent parmi d’autres : la lumière et la ville, la nuit et les chats, la vie comme elle nous irrigue et nous déborde, la fin de toutes choses et l’amour, l’amour, l’amour.

Sans doute cet amour-ci était-il fêlé dès avant la première étincelle, l’amant savait-il qu’il ne serait pas question de vivre heureux avec beaucoup d’enfants. Mais c’est, en dépit de, une œuvre de lumière, qui fait voler les mots ordinaires au-dessus de l’ordinaire, qui propulse la musique comme un galet ricoche dans l’éclat.

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Continuer avec le prélude. Écouter le dialogue passionné entre violon et clarinette, ce presque combat amoureux où chacun va porter l’autre vers le tumulte orchestral. Tout est là déjà, on serait presque tenté d’y chercher une amorce de concerto avec orchestre à l’affût prêt à déchirer le soliste. Mais ce n’est pas cela, enfin pas exactement, et ça ne suffirait d’ailleurs pas à expliquer pourquoi cette musique est si bouleversante.

Elle n’est pas mise en scène de la poésie de Pavese, elle n’illustre pas, vers par vers, les étapes d’un récit. Elle est la constitution selon ses moyens propres – musicaux, sonores, temporels – d’un univers parallèle, une gravitation orchestrale quelque part dans le même champ émotionnel.

Il n’est pas interdit de suivre, à l’oreille, le chemin des poèmes, mais on sait bien que les jalons d’un compositeur appartiennent à son domaine réservé, qu’ils sont surtout une incitation à s’égarer dans un imaginaire commun plutôt qu’à faire le petit Poucet dans l’histoire d’un autre. On écoutera donc les motifs traverser cette histoire musicale, intime et universelle, comme on regarde une peinture, en repérant aux couleurs les passages d’une forme à l’autre. Les brillances de givre de You, dappled smile et les élans qui cascadent. Leurs incarnations dans Lo spiroglo dell’alba. L’introspection, les creux de Verrà la morte, leurs miroirs et leur expansion. Le nocturne de La casa, aux ombres d’autrefois qui glissent, suspendues aux tensions. L’impétuosité de Sangue di Primavera et de ce qui suit, où l’on s’accroche à l’engagement des musiciens dans le combat épuisant et délicieux pour tenir la musique, torrentueuse, haletante, trouée par la mélancolie du vide et les retenues du corps avant chaque nouveau sursaut. Jusqu’à ce Last Blues où la clarinette se dépose, adieu suspendu dans les hauts, citant – mais tellement discrètement qu’il y faut une oreille très avertie – April in Paris, comme un clin d’œil. Car comme toujours, rien n’est définitif, dans la musique ni dans le poème, malgré la réalité d’une dernière nuit d’hôtel.

Alors que reflue la marée de ces figures sonores – dont on croit reconnaître certaines, comme remontées de nocturnes anciens – on se dit que Verrà la morte a emprunté les voiles du concerto pour mieux dissimuler sa nature vocale. Car il y a tellement de voix dans cette pièce sans voix, tellement de chant invisible que ce pourrait bien être cela, la matière de Verrà la morte : le lyrisme – ce mot si beau tellement traficoté qu’on n’en use plus sinon par défaut, alors qu’il est l’essence même de cette musique dont la puissance d’émotion demeure inexplicable et nous submerge.


À propos de Verrà la morte, site de Laurent Cuniot